Après les violences dans les lycées de Saint-Denis, les gardes à vue « massives » ne passent pas
Après les violences dans les lycées de Saint-Denis, les gardes à vue « massives » ne passent pas
Par Richard Duclos, Cécile Bouanchaud
Une semaine après l’irruption de casseurs au lycée Suger, professeurs et parents s’interrogent sur les gardes à vue de trente-six heures d’une cinquantaine de jeunes, dont 48 ont été relâchés sans aucune poursuite.
Un élève devant le lycée Suger de Saint-Denis, en Seine-Saint-Denis, le 10 mars 2017. | GEOFFROY VAN DER HASSELT / AFP
« Même Violette a été interpellée ! », fait savoir Mohamed à son camarade de classe. Comprendre : même « la très sage Violette » a été arrêtée, mardi 7 mars, devant le lycée Suger de Saint-Denis, théâtre d’échauffourées et de saccages. Ce jour-là, une cinquantaine de jeunes avaient été placés en garde à vue au commissariat pour « violences volontaires », « attroupement armé » et « incendie volontaire ». Six mineurs ont été mis en examen et deux placés sous le statut de témoin assisté.
Une semaine a passé et les élèves semblent avoir digéré les événements. « L’ambiance revient à la normale, même si parfois on en discute entre nous, à la cantine », confie Alice, élève de seconde, qui précise qu’elle ne préfère « pas embêter ceux qui ont été placés en garde à vue en leur posant des questions ». Pourtant, une interrogation revient comme un leitmotiv dans la bouche des élèves, de leurs parents et des professeurs : comment expliquer que 55 jeunes, parmi lesquels 44 mineurs, se sont retrouvés en garde à vue pendant trente-six heures, pour être finalement en grande majorité relâchés ?
Pour comprendre ce qu’il s’est noué au lycée Suger, ils évoquent d’une même voix une « gradation » de la violence ces derniers mois en Seine-Saint-Denis. En 2016, la façade de l’établissement a été incendiée. A la rentrée de septembre, un surveillant a été blessé à la grille de ce gros lycée polyvalent de 1 300 élèves, à l’orée de la cité du Franc-Moisin, à Saint-Denis. Cette fois, c’est l’affaire d’Aulnay – où un jeune homme, Théo L., a été victime d’un viol présumé lors d’une interpellation – qui a mis le feu aux poudres.
L’idée d’un blocus avait été évoquée par certains élèves, à l’image de ce qui se déroulait en région parisienne pour dénoncer les violences policières. « Dès le lundi [6 mars], on sentait que ça allait dégénérer, des poubelles ont été brûlées et des fenêtres caillassées devant le lycée, on était surpris de voir que l’on restait ouvert le lendemain », relate Mohamed, élève en terminal.
Mardi justement, à la fin de la récréation du matin, des départs de feu et de fumigènes sont constatés, cette fois dans l’enceinte de l’établissement. « Aucun enseignant, personnel, infirmier ou CPE [conseiller principal d’éducation] n’a compris ce qui se jouait », résume Pascal Stoller lors d’une réunion, organisée le lundi suivant en compagnie d’élus de la mairie, de professeurs de Saint-Denis, de jeunes interpellés et de leurs parents. Les élèves sont évacués, « jetés aux policiers », diront certains parents d’élèves.
Une fois dehors, les lycéens sont pris en charge par des équipes mobiles de sécurité – des personnels chargés de prévenir et gérer les tensions dans l’établissement –, qui les réunissent dans une rue adjacente. Là, une cinquantaine de jeunes sont interpellés par les forces de l’ordre – nombreuses – sur les lieux. Professeurs et parents d’élèves dénoncent pêle-mêle des « interpellations massives », des « contrôles incompréhensibles », une « rafle ».
A picture taken on March 10, 2017, shows a police vehicle parked outside the Suger secondary school in Saint-Denis, north of Paris, near which clashes broke out after the school was evacuated on March 7 afternoon when students let off smoke bombs inside the premises, leading to 54 arrests. As the school emptied, a group of 80 to 100 pupils began throwing stones at police, setting fire to bins and breaking public property, police sources told AFP. Secondary schools in Paris have been repeatedly disrupted amid anger over police brutality following the alleged assault of Theo, a young black man, in early February who says he was anally raped with a baton during his arrest. / AFP PHOTO / GEOFFROY VAN DER HASSELT | GEOFFROY VAN DER HASSELT / AFP
« Comme du bétail »
« La police ramassait les élèves comme du bétail, même s’ils n’étaient pas violents, ils les prenaient au hasard », raconte Mohamed, qui précise que, « dans le tas », certains élèves ne faisaient pas partie de l’établissement. D’autres ont d’ailleurs poursuivi leur route vers le centre-ville. Sur leur chemin, un groupe s’est attaqué aux lycées Paul-Eluard et Bartholdi, où des jeunes munis de bâtons ont fait irruption dans les classes. « Les vrais casseurs, ils ont continué leur chemin, alors que, devant notre lycée, ils ont interpellé des innocents », assure Yassin, élève en seconde, lui aussi présent lors des arrestations.
Les témoins que nous avons interrogés rapportent des « scènes d’une extrême violence », de policiers n’hésitant pas à faire usage de leur Flash-Ball et de leur Taser. « Pendant l’évacuation, au moment où j’allais rentrer chez moi, ils ont fait un barrage pour nous empêcher de passer. L’un m’a dit de courir, comme si c’était un jeu, mais je n’ai pas bougé. Puis ils nous ont dit de nous asseoir et je me suis pris un coup de pied », raconte Myriam, 16 ans, élève en première qui a passé trente-six heures en garde à vue, avant d’être relâchée sans qu’aucune charge ne soit retenue contre elle.
Un parent d’élève, dont le fils a été placé en garde à vue, se montre choqué par les méthodes des policiers qui ont menotté son enfant « comme un bandit », alors que ce dernier assure qu’il souhaitait « juste protéger des élèves plus petits derrière lui ».
Ces interpellations ont cristallisé une impression d’impunité chez les forces de l’ordre, déjà tenace dans ce quartier populaire de Saint-Denis. « Pourquoi nos enfants se sont retrouvés à l’extérieur du lycée, face à la police ? Pourquoi la police peut se permettre de telles attitudes », questionne un parent d’élève qui travaille dans le quartier du Franc-Moisin. « Ce qui nous est arrivé, ça prouve qu’on peut se faire attraper par la police alors qu’on n’a rien fait ! », résume Myriam, cachée derrière ses cheveux bouclés, qui confie avoir peur de sortir toute seule dans la rue depuis sa garde à vue.
Une défiance déjà bien ancrée auprès des lycéens de Suger, constate Dominique, professeur de lettre et d’histoire, qui est revenu dans sa classe sur les événements :
« Ils m’ont raconté leur relation compliquée avec la police. Au fond, ils ne sont pas surpris qu’un tel incident soit arrivé. »
Menottés les uns aux autres
Si les contrôles policiers semblent coutumiers pour ces élèves, l’expérience de la garde à vue était inédite pour tous. Leurs parents parlent d’une « expérience choquante et traumatisante ». D’abord au regard des conditions de détention des jeunes. Si, durant la nuit, ils ont été répartis dans différents commissariats de Seine-Saint-Denis, pendant la journée, ils étaient confinés à plus de cinquante dans celui de Saint-Denis, pour certains en étant menottés les uns aux autres.
Une source judiciaire proche de l’enquête assure que les procédures ont été respectées et que les parents ont été avisés dans les trois premières heures de la garde à vue de leurs enfants. Cette même source reconnaît que les jeunes, lors de leur audition par un représentant du parquet – comme le veut la procédure lorsque des mineurs sont placés en garde à vue – ont fait part de « conditions de détention qui n’étaient pas optimales ». Elle assure toutefois qu’aucun élève n’a signalé de violences, d’humiliations ou d’insultes.
10 mars 2017, une pancarte indique la direction du lycée Suger, situé non loin, à Saint-Denis, en Seine-Saint-Denis. | GEOFFROY VAN DER HASSELT / AFP
Ceux que nous avons interrogés l’évoquent pourtant sans détour : « Des policiers m’ont pris en photo devant un groupe de jeunes menottés en me disant : “mets-toi là, ça fera un blanc” », rapporte Julien, étudiant de 21 ans à l’université de Paris-VIII, arrêté dans le centre-ville de Saint-Denis alors qu’il filmait les interpellations.
Mais ce qui interroge le plus les parents d’élèves et les professeurs, c’est la prolongation de la garde à vue sur décision de la procureure de la République de Bobigny. Un choix « incompréhensible », pour David Proult, adjoint chargé de l’éducation à la mairie de Saint-Denis.
Respect de la procédure pour des faits jugés « graves »
« Les faits sont graves, on ne fait pas une enquête pour violences urbaines en vingt-quatre heures », rétorque une source proche de l’enquête, qui justifie cette prolongation de garde à vue par le besoin d’auditionner les nombreux suspects et témoins. Surtout, pour analyser les images des caméras de vidéosurveillance, qui ont été livrées tardivement aux enquêteurs.
« On n’imagine pas le parquet lever les gardes à vue alors que les investigations n’avaient pas avancé. »
Mais le sentiment que les élèves ont été « pris au hasard » demeure. « Il semble que, quand on place en garde à vue 55 personnes et que l’on en relâche 47 sans aucune poursuite, l’on peut parler d’interpellations massives, longues et surtout injustifiées », commente David Proult qui estime qu’il s’agit « d’une volonté de faire un exemple ».
Dans un communiqué publié jeudi 9 mars, la préfecture de Saint-Denis précise que les services de police sont intervenus pour « attroupement armé ayant donné lieu à des dégradations matérielles et des jets de projectiles et de cocktail Molotov sur les forces de l’ordre », mais ne justifie pas le nombre conséquent de gardes à vue.
Des gardes à vue qui ne passent décidément pas auprès des parents et des professeurs, qui ont organisé plusieurs réunions pour réfléchir collectivement aux suites à donner à l’affaire. Si l’idée d’une plainte collective auprès de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) fait son chemin, tous se sont d’ores et déjà mis d’accord pour adresser une lettre ouverte au président de la République et aux ministres de l’éducation nationale et de l’intérieur. Ils préviennent aussi qu’ils seront nombreux à remplir le cortège de la marche contre les violences policières, dimanche 19 mars, à Paris.