« Grave », plongée en anthropophagie
« Grave », plongée en anthropophagie
M le magazine du Monde
Pour son premier long-métrage, Julia Ducournau s’est penchée sur le thème du cannibalisme et ses déclinaisons à travers l’histoire.
La jeune héroïne de « Grave » (Garance Marillier) découvre sa sexualité en même temps que le cannibalisme. | Pieter De Ridder
En salle depuis mercredi 15 mars, Grave est le film dont tout le monde se murmure le titre comme un secret. Le bouche-à-oreille a démarré à Cannes en mai 2016, lorsque le premier long-métrage de Julia Ducournau a été sélectionné à la Semaine de la critique. Un buzz s’en est suivi dans le milieu du cinéma, le film circulant dans des dizaines de Festivals internationaux et se voyant acclamé par la critique américaine, dont le magazine de référence Variety.
Au Festival de Toronto, en septembre 2016, le thriller adolescent sur fond de cannibalisme aurait provoqué des malaises de spectateurs. Une réputation de « film à scandale » face à laquelle la Française de 33 ans se dit désarmée : « Je ne suis pas vraiment à l’aise avec ce buzz. Parce que deux types se sont évanouis pendant une projection, on réduit le film au statut de sensation gore et provoc. Mais ce n’était pas mon intention. » Plutôt qu’un film d’horreur destiné à faire trembler les multiplexes, Grave se lit en effet comme une rêverie sur la mutation des corps et des identités.
L’origine de ce projet remonte au début des années 2010. Alors en pleine écriture d’un téléfilm pour Canal+, Mange, la réalisatrice, diplômée de la Fémis, se penche sur le thème du cannibalisme et ses déclinaisons à travers l’histoire. Elle parcourt les recoins macabres d’Internet à la recherche d’anecdotes et lit des biographies de célèbres anthropophages avec l’idée d’écrire un personnage d’héroïne adolescente qui découvre sa sexualité en même temps que le cannibalisme. « Je voulais traiter ce thème de manière hyperréaliste, sans recourir aux codes du surnaturel, explique-t-elle. Je me posais des questions concrètes : Comment un être humain devient-il cannibale ? Qu’est-ce que ça change dans son corps ? » Julia Ducournau imagine l’histoire d’une ingénue de 16 ans qui, après un bizutage dans son école vétérinaire, sombre peu à peu dans la folie. Elle écrit un scénario baroque et délirant, à mi-chemin entre le teen-movie américain et les expérimentations organiques de David Cronenberg, son modèle absolu.
Le 3 novembre 2015, après une longue recherche de financements, durant laquelle elle se heurte à l’incompréhension et à la frilosité des investisseurs français, la cinéaste démarre le tournage de Grave sur le campus bétonné, typique des années 1970, de l’université de Liège, en Belgique. Pendant quarante jours, elle filme, avec des centaines de figurants, des scènes de manipulations médicales, de bizutages et de fêtes clandestines.
Pour les fameux plans de cannibalisme, figurant des corps lacérés, mordus, déchiquetés, elle fait le choix de la suggestion, et privilégie les effets spéciaux réalistes plutôt que les outils numériques. « Je ne voulais surtout pas de violence gratuite, dit-elle. Pour l’image la plus dure, celle où mon héroïne arrache un doigt et le dévore, nous avons utilisé une simple prothèse en latex que j’ai filmée en plan moyen, en évitant les gros plans complaisants. Je voulais que la séquence évolue, que l’on passe d’un registre comique à quelque chose de plus inconfortable, d’étrange et finalement de… grave. » La scène imprime les mémoires et résume parfaitement l’ambition de ce film réalisé dans un geste à la fois sanglant et sexy.
« Grave », de Julia Ducournau, avec Garance Marillier, Ella Rumpf. (1 h 38). En salle.