Le rugby est-il tombé plus bas que le football ?
Le rugby est-il tombé plus bas que le football ?
Par Clément Guillou
Des mécènes du Top 14 aux dérives dopantes, le rugby est tombé dans tous les pièges que lui tendait le professionnalisme. Et s’interroge sur ce que sont devenues ses « valeurs ».
« On pousse ! Le mur n’est plus très loin ! » | MATTHIEU ALEXANDRE / AFP
Lorsque, jeune supporteur encore émerveillé par l’univers du football, je ressortais du Parc des Princes dans les pas de mon père, lui, qui préférait le ballon ovale, se désolait d’un monde ne tournant pas rond. Les insultes en tribune et le mépris des joueurs envers l’arbitre venaient en haut de la liste de ses griefs à l’égard d’un sport dont les dérives, caisse noire et corruption, relevaient encore du film noir avec porteurs de valises en imper, pas encore de la superproduction internationale avec conseillers fiscaux et mafias asiatiques connectées sur les sites de paris.
Il m’expliquait, citant un dicton anglais ayant traversé la Manche avec succès, que « le football (était) un sport de gentlemen joué par des voyous, et le rugby un sport de voyous joué par des gentlemen ». Il paraît que c’était de Winston Churchill — le premier ministre, pas l’ex-joueur de Béziers —, ce qui rendait la chose d’autant plus incontestable, et tant pis si la citation est sans doute apocryphe.
Les « valeurs »
Depuis qu’il est passé professionnel, en 1995, le rugby s’est construit en opposition au football. Lui, saurait parer aux excès. Il y aurait de l’argent mais pas de bulle. Plus de jeu mais pas plus de pharmacie. Plus de spectateurs mais pas plus de barrières. Comment était-ce possible ? « Les valeurs », pardi. Pas celles, boursières, d’Oberthür, d’Altrad ou de Foncia, qui ont fait la fortune des propriétaires du Stade français, de Montpellier et du Racing 92, nouvelles puissances du Top 14.
Mais celles qui, supposément, irriguaient le rugby des mains courantes du championnat de quatrième série aux stades rutilants du Top 14, sans distinction de classe. C’était un mot magique, la gousse d’ail qui repousserait les effets néfastes du professionnalisme. Un concept flou mais sympathique, dont le rugby français aurait pu sans trembler demander l’inscription au patrimoine culturel immatériel de l’Unesco.
Le journal L’Equipe, dans un dossier paru jeudi 23 mars, raconte un rugby français qui se réveille groggy d’une saison pas encore terminée mais déjà ravageuse pour son image. Les valeurs ? « Elles n’existent pas ou alors il faut me les montrer », tranche dans ses colonnes Mourad Boudjellal, président du Rugby club toulonnais. Le professionnalisme ? « On a enfanté un monstre », déplore Alain Gaillard, président du syndicat des entraîneurs.
L’ancien sélectionneur de l’équipe de France Marc Lièvremont donne le coup de grâce dans une longue interview, emplafonnant les acteurs majeurs du rugby français. Extraits : « J’en veux aux acteurs du rugby qui, d’une certaine manière, se sont fait acheter. » ; « Il y a, dans le rugby d’aujourd’hui, de la casse humaine et des dérives de toutes natures. » ; « On est en train de gâcher le capital sympathie que nous avions. »
Le rugby, plus vite que le football
La saison 2016-2017 du rugby français condense tout ce qu’il ne voulait pas voir. A la fois le pire du professionnalisme, et son absence criante dans d’autres domaines. Des sportifs payés — notamment — pour surveiller leur hygiène de vie qui peuvent encore s’adonner à des beuveries requalifiées troisième mi-temps, où l’alcool fort et la cocaïne ont remplacé les pintes. Des joueurs qui, malgré un environnement très médicalisé, reviennent parfois sur le terrain quelques minutes après avoir subi des commotions cérébrales, le protocole pour les détecter étant incomplet selon certains, ou pas toujours appliqué.
Dans d’autres domaines, le rugby a mis son pas dans celui du football honni. Il a même couru plus vite et c’est ainsi que le choc est plus violent.
Une poignée de mains pour l’histoire entre le président du Racing 92, Jacky Lorenzetti et celui du Stade français, Thomas Savare. | THOMAS SAMSON / AFP
Sur le plan économique, le Top 14 s’est entiché de mécènes qui, pour y avoir englouti des millions, se sont crus légitimes à le piétiner. Rayer de la carte un club plus que centenaire ? Même les propriétaires asiatiques de clubs de football anglais n’avaient pas osé, s’en tenant à la destruction de stades et au dessin de nouveaux maillots.
Les joueurs ont mordu goulûment — qui leur en voudrait ? — dans ce gâteau multiplié par deux en dix ans. Et on parle là des masses salariales officielles, sans parler des salaires déguisés en droits d’image. Combien de temps avant le premier scandale de fraude fiscale, inéluctable au vu des montants en jeu, du système de rémunération et de la présence croissante d’avocats au chevet des stars du Top 14 ?
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Pratiques dopantes
Sur le plan sportif, l’afflux d’argent a entraîné l’arrivée massive de joueurs de l’hémisphère Sud qui sont au Top 14 ce que les basketteurs américains sont à la Pro A française. Dans le Top 14, des stars sud-africaines ou néo-zélandaises signent les contrats de leur vie pour une ou deux saisons. Des additions de talent qui, quand la greffe prend, peuvent vous amener un titre. Mais elles ne marchent pas toujours, retardent l’émergence de jeunes talents et, surtout, contribuent à la désidentification d’un public à son club, d’autant plus que le système de transferts du rugby est plus laxiste que celui du football.
Dans un même mouvement, les sélections nationales ont pu puiser dans le réservoir de joueurs étrangers installés dans leur championnat, au risque d’aligner une équipe nationale composée de plusieurs éléments étrangers. La faute aux règles de World Rugby, fédération internationale de tradition britannique distinguant nationalité sportive et étatique, à l’inverse de la FIFA, plus stricte.
Sur le plan médical, l’augmentation des gabarits et du temps de jeu effectif a engendré blessures graves et pratiques dopantes, à défaut de dopage au sens disciplinaire du terme. Le recours aux compléments alimentaires à la composition et à l’efficacité pas toujours vérifiées, et aux anti-inflammatoires comme des corticoïdes, pour jouer malgré la douleur.
Pouvoir, arbitres : des conflits rappelant le football
Sur le plan institutionnel, enfin, le rugby singe les guerres intestines du football français en mettant aux prises la Ligue nationale, représentant les clubs professionnels, et la Fédération, censée défendre l’ensemble du sport — un binôme qui est une spécificité française. « Qui décide ? Qui est le patron du rugby français ? », clarifiait Bernard Laporte dans un entretien au Monde, après son élection à la tête de la FFR.
Le patron, c’est lui. Son second, Serge Simon.
Le premier a aussitôt fait céder la digue que représentait le maillot du XV de France, vierge de sponsor. Sans crainte des conflits d’intérêts, il a offert le torse des internationaux à Mohed Altrad, propriétaire du club de Montpellier, qu’il défend aujourd’hui dans l’affaire des matchs reportés. Entraîneur de Toulon, Laporte avait porté le degré d’irrespect des arbitres à des niveaux rappelant les embardées coupables de certains techniciens de Ligue 1. Le second, médecin de profession, prend autant de plaisir à enfoncer la lutte antidopage qu’à pousser en mêlée au siècle dernier.
En coulisse, la Fédération a engagé un bras de fer avec l’Agence française de lutte contre le dopage. Les deux hommes avaient été les plus bruyants lorsqu’il s’était agi, ces dernières années, de contester l’existence de produits dopants dans les vestiaires du Top 14.
Ils sont désormais en haut de l’échelle du rugby français. L’échelle des valeurs ?