Une procession d’Indiens, à Bombay (Mumbai), lors de la Fête de Ganesh (« Ganesh Charturthi »), en septembre 2007. L’Inde, avec ses repères culturels très différents de ceux des Occidentaux, fait partie des destinations à risque. | INDRANIL MUKHERJEE/AFP

Le voyage est une expérience enrichissante. Mais c’est aussi une source de stress, qui pour certains peut se révéler extrêmement perturbante. Psychiatre, directeur de centre médico-psycho-pédagogique (CMPP) et chercheur associé au CNRS, Régis Airault a exercé au consulat de France à Bombay. Dans son livre Fous de l’Inde (Payot, 2002), il évoque les troubles et le sentiment de vulnérabilité que peuvent susciter les voyages.

Dans votre ouvrage, vous évoquez le cas de personnes qui, lorsqu’elles voyagent, sont victimes de crises d’angoisse, voire de délire paranoïaque. Les voyages rendent-ils fous ?

Lorsque j’étais en poste au consulat de Bombay, je me suis occupé de voyageurs atteints de troubles psychiques : sentiment d’oppression, angoisses, déréalisation, voire hallucinations ou délires de persécution. Je me souviens notamment de cet ingénieur de 25 ans qui s’est brusquement senti investi d’une mission évangélique. Dans ce pays, le choc culturel et le climat religieux sont tels que les voyageurs y perdent pied peut-être plus facilement qu’ailleurs.

Mais, en réalité, au cours de tout voyage, des personnes qui ne présentent pas de signes avant-coureurs et ne sont pas particulièrement prédisposées à des pathologies mentales peuvent connaître une déconnexion psychique et être prises de crises d’angoisse, de panique ou de dépersonnalisation. Et ce, quel que soit le motif du déplacement : année de césure, mission humanitaire, études à l’étranger, expatriation… La plupart du temps, les troubles disparaissent au retour dans l’environnement habituel. Les voyageurs gardent même très souvent un bon souvenir de leur séjour à l’étranger.

Quels sont les lieux les plus propices à cette déconnexion psychique dont vous parlez ?

Certains endroits, chargés de sens par l’histoire et la culture dont la personne est issue, sont plus propices à ces troubles que d’autres. Ainsi, l’Orient ou l’Italie pour les Occidentaux, la France pour les Japonais ou encore La Mecque pour les musulmans. A Florence, face à la beauté des œuvres d’art, certains voyageurs sont pris de vertiges, de suffocations. Ce syndrome est dit « de Stendhal », en référence à l’émotion intense ressentie par l’écrivain français à sa sortie de la basilique Santa Croce de Florence qu’il a décrit dans Rome, Naples et Florence (1826).

Pour quelles raisons le voyage rend-il si vulnérable ?

Lorsqu’un jeune part étudier dans une université étrangère ou en expatriation, il est transplanté, le plus souvent seul, dans une culture dont les repères sont différents des siens. C’est d’ailleurs cela qu’il recherche : un changement, voire un déracinement. Ce choc culturel, plus ou moins important selon la destination, provoque parfois un sentiment de déréalisation. Cette impression d’étrangeté, liée au fait de voir accomplis différents fantasmes à l’œuvre dans tout déplacement – voyager, c’est fuir l’inceste et la problématique œdipienne, mais aussi vouloir échapper à la castration –, laisse ensuite place à une phase d’exaltation, suivie, le plus souvent, d’un sentiment d’angoisse ou, au contraire, de bien-être.

Le voyage, comme une séparation ou un déménagement, provoque un vacillement de l’intime, qui s’accompagne parfois de réactions de panique. L’histoire familiale, les problèmes de la petite enfance ressurgissent et mettent la personne en situation de fragilité. Face à cette remontée de l’inconnu, certains vont chercher à « freiner des quatre fers », tandis que d’autres se laisseront porter par les événements. Il n’y a pas nécessairement besoin d’aller très loin pour ressentir ce choc. Pour un jeune de province, par exemple, venir à Paris suivre des études est un changement culturel important.

Pour quelles raisons certains jeunes sont-ils plus sensibles que d’autres ?

Tous les individus ne réagissent pas de la même manière. Voyager, c’est aller de l’avant, se dessaisir de soi, de ses attaches, de ses proches. C’est se soustraire au regard des parents et à leur emprise. Il s’agit aussi de dépasser le père, d’aller là où il n’est pas allé. Rien d’étonnant alors à ce que le voyageur se sente animé d’un sentiment ambivalent, qu’il ressente à la fois angoisse et bien-être, peur et attirance. Ce sentiment d’étrangeté et de dépersonnalisation, que Freud a éprouvé en visitant l’acropole d’Athènes, peut provoquer des réactions de panique.

Attention également aux jeunes qui partent alors qu’ils souffrent d’addictions, notamment à l’alcool, de plus en plus répandues parmi les étudiants. Dans tous les cas, il ne faut pas partir quand ça va mal.

Parmi les personnes candidates au départ, celles qui n’ont jamais voyagé sont peut-être moins bien préparées à affronter l’imprévu que représente tout voyage, au contraire de celles pour qui partir étudier à l’étranger ou s’expatrier s’inscrit dans les traces du roman familial. Les personnalités rigides ou obsessionnelles sont également particulièrement vulnérables. Tout déplacement implique en effet d’être en capacité de s’adapter et de supporter le changement.

Attention également aux jeunes qui partent alors qu’ils souffrent d’addictions, notamment à l’alcool, de plus en plus répandues parmi les étudiants. Dans tous les cas, il ne faut pas partir quand ça va mal mais, au contraire, quand tout va bien, et ce n’est déjà pas facile. Paradoxalement, ceux qui ont connu des antécédents psychiatriques sont parfois plus prudents que des personnes qui ne s’attendent pas à être déstabilisées.

Mais alors, est-ce que voyager, c’est forcément bien ?

Les contes de fées nous apprennent que, pour grandir, il faut mettre « une forêt obscure » entre soi et les siens, entre le monde de l’enfance et celui des adultes. La période entre 13 et 25 ans est une période d’entre-deux, faite de moments d’initiation, de transformation, où le jeune passe d’un état à l’autre après avoir traversé différentes épreuves. Une période pendant laquelle les jeunes peuvent s’essayer à la vie, se confronter au réel et fuir l’assignation à résidence.

Or, notre civilisation laisse de moins en moins de place à cette période de fragilité et de maturation qu’est l’adolescence. Le voyage offre cet espace potentiel. Il accorde ce temps si important qui permet de réfléchir à la réalité de la vie. Aujourd’hui, peu de choses font rituel et permettent une rupture. Le voyage fait partie de ces rites. Même dans un cadre très balisé comme un stage ou des études à l’étranger, le fait de se déplacer est nécessairement positif, puisqu’il permet au jeune de découvrir des personnes différentes et de s’ouvrir à une autre culture. De plus, en voyageant, le jeune apprend à gérer un budget, à se prendre en charge.

Peut-on prévenir le « syndrome du voyageur » ?

Bien préparer son voyage permet de limiter ce syndrome. Par « préparer », je n’entends pas seulement lire des guides ou surfer sur Internet, mais imaginer quel peut être « l’éprouvé » du voyage : les odeurs, la chaleur, la foule, la vie quotidienne loin de sa famille et de ses amis. Une fois sur place, il faut être aussi très attentif au manque de sommeil. La fatigue, liée au décalage horaire par exemple, peut entraîner une baisse de la concentration et parfois de la déprime. Autre source de vulnérabilité : la charge de travail, très fréquente dans le cadre d’expatriations.

De façon plus générale, après une phase d’exaltation où tout paraît formidable, le jeune passe par différentes étapes : désillusion, nostalgie, avant de s’adapter à la culture de son pays d’adoption. Une réalité s’installe petit à petit, qui risque de devenir routinière. Pour éviter la déprime liée à cette routine, il faut tenter de s’en extraire. Pour cela, le mieux est de s’échapper en explorant la région, en voyageant. Il faut également garder des liens avec la famille, car c’est dur d’être loin de ses proches. Les parents, quant à eux, doivent montrer qu’ils sont présents.

Par ailleurs, tout départ implique un retour, il faut donc penser à celui-ci avant : savoir où l’on va habiter, quelles études on va faire ou quel travail on va exercer. Les expatriés peuvent avoir le sentiment d’être devenus des étrangers dans leur propre pays. D’où parfois une période dépressive, le temps qu’ils reprennent leurs marques, et la tentation, souvent forte, de repartir.