Pour avoir écrit treize tweets se moquant de l’assassinat de l’ancien président du gouvernement franquiste Luis Carrero Blanco par ETA (le 20 décembre 1973), Cassandra Vera, une Espagnole de 21 ans, a été condamné à un an de prison et sept ans de privation absolue de ses droits civils.

Cette peine prononcée pour « un délit d’humiliation des victimes du terrorisme » est jugée disproportionnée par l’accusée, son avocat et une partie de la société. Ce n’est pourtant pas une peine anormale en Espagne, où la traque sur les réseaux sociaux de tout ce qui peut s’apparenter à une insulte contre les 829 personnes tuées par ETA ou une apologie du groupe terroriste basque est devenue une constante depuis cinq ans.

Dans son jugement, prononcé le 29 mars, l’Audience nationale, tribunal chargé d’affaires touchant au terrorisme, justifie sa décision par l’attitude « irrespectueuse et humiliante » de la jeune femme et de ses messages qui représentent « un affront, un déshonneur et un discrédit » aux « personnes ayant souffert des coups du terrorisme ».

La justice a refusé les arguments de la défense, en arguant que même si l’attentat avait eu lieu il y a plus de quarante ans et que la jeune femme était née vingt et un ans après les faits, « le fléau du terrorisme persiste, même à une plus faible intensité ». Ils n’ont pas non plus considéré l’humour et l’ironie comme des circonstances atténuantes car « les phrases utilisées, ajoutées la plupart des fois à des images éloquentes, renforcent le caractère de discrédit et de moquerie ».

Elle rappelle aussi que la jurisprudence espagnole ne considère pas que la liberté d’expression « inclut un mépris injustifiable s’apparentant à une humiliation pour les victimes du terrorisme » et que la diffusion de tels messages, notamment sur les réseaux sociaux, « alimente le discours de haine (…) et oblige les victimes à se rappeler de l’expérience déchirante de l’assassinat d’un proche ».

« Carrero Blanco aussi est revenu vers le futur avec sa voiture ? »

Les tweets en questions, effacés depuis, ont été en grande partie écrits entre 2013 et 2016 et se moquent, avec un humour qui serait « noir » ou « plus que douteux », en fonction des points de vue, de l’assassinat de Luis Carrero Blanco.

Le 20 décembre 1973, le chef du gouvernement franquiste était tué au volant de sa voiture par une bombe d’ETA. Son véhicule a été propulsé si haut par l’explosion qu’il est passé au-dessus d’un bâtiment. En voici certains retenus par la justice espagnole :

  • « Film : A trois mètres du sol. Producteur : ETA Films. Metteur en scène : Argala. Acteur : Carrero Blanco. Genre : Course spatiale. »
  • « Kissinger a donné un bout de la Lune à Carrero Blanco. ETA lui a payé le voyage pour le voir. »
  • « Carrero Blanco aussi est revenu vers le futur avec sa voiture ? #RetourVersLeFutur. »
  • « Je veux voler avec toi, pour pouvoir te voir depuis le ciel, en cherchant l’impossible, qui s’échappe d’entre mes doigts. » Le tweet incluait des emojis de notes musicales et deux photos, une de l’attentat de Carrero Blanco et une autre recréant la trajectoire ascendante du véhicule.

Ce type de condamnation judiciaire est de plus en plus commun en Espagne. L’introduction du délit d’apologie du terrorisme dans le code pénal, en 1995, s’inscrivait dans le contexte de la lutte contre ETA. Depuis que le groupe terroriste a renoncé à la lutte armée, en 2011, le nombre de condamnations a crû : cinq en 2012, six en 2013, dix en 2014 et dix-neuf en 2015 et trente en 2016. Cette tendance n’est pas paradoxale. L’augmentation est due à la fois à la démocratisation des réseaux sociaux et à une surveillance accrue de tout ce qui s’y écrit.

Début 2017, le chanteur d’un groupe de métal, pourtant blanchi en première instance par l’Audience nationale, a été condamné par le Tribunal suprême, la cour de dernière instance saisie par le parquet, à un an de prison pour des tweets du même type que ceux de Cassandra Vera. L’un d’eux disait : « Beaucoup devraient suivre le vol de Carrero Blanco. » D’autres ont été condamnés à des peines similaires pour des chansons sur YouTube.

Selon Publico, « au rythme que tient l’Audience nationale en 2017, le record de 2016 pourrait être pulvérisé et rien n’indique qu’il ne puisse pas encore être battu dans un futur proche ».

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Soutien politique et « effet Streisand »

Le cas de Cassandra Vera a focalisé l’attention du public, de la presse et de la classe politique pour plusieurs raisons. D’une part, par sa jeunesse. Beaucoup des tweets incriminés ont été écrits alors qu’elle était mineure sur un compte Twitter suivi par à peine quelques dizaines de personnes. Aucun d’entre eux n’a été diffusé plus largement ou bénéficié d’une quelconque viralité.

Ni la famille de Luis Carrero Blanco ni les associations de défense des victimes du terrorisme n’ont porté plainte contre elle. C’est la guardia civile espagnole qui a retrouvé ses tweets, l’a citée à comparaître et, du fait de son absence, l’a convoquée pour son procès, le 10 janvier. Après le verdict, Lucía Carrero Blanco, une nièce de la victime, a dit ne pas se sentir humiliée par ces tweets « de mauvais goût » et, surtout, ne pas du tout comprendre cette peine « disproportionnée » et « effrayante ».

Dans les faits, Cassandra Vera n’ira pas en prison. En Espagne, les peines inférieures à deux ans sont rarement effectuées, encore moins si la personne avait jusqu’ici un casier judiciaire vierge. En revanche, la privation absolue de ses droits civils pour une durée de sept ans a potentiellement ruiné ses projets d’études puisqu’elle ne pourra plus, de son propre aveu, bénéficier de la bourse publique dont elle avait besoin. « Je me destinais à l’enseignement, mais je ne peux plus car j’ai maintenant des antécédents judiciaires », explique-t-elle à Verne (El Pais).

Le fonctionnement de la justice tel qu’il est illustré par le cas de cette jeune femme est largement critiqué par ceux qui considèrent que la seule conséquence de cet excès de zèle a été l’effondrement du projet professionnel d’une jeune étudiante. Le leader de Podemos, Pablo Iglesias, était à ses côtés au tribunal à l’annonce du verdict et demandé la suppression du délit d’« apologie du terrorisme » tel qu’il existe actuellement. Ce soutien « ne vient pas seulement des politiques, comme Izquierda Unida ou Podemos, raconte Cassandra Vera, mais aussi de gens anonymes. Pour ce que ça vaut, dans tout ce qui est arrivé, cette réponse représente quelque chose de positif ».

La jeune femme fera appel de sa condamnation. En attendant, comme l’écrit très justement Verne, la justice espagnole semble s’être tirée une bonne balle dans le pied, médiatiquement parlant. « La seule chose que l’Audience nationale ait réussie est de nous montrer un nouvel exemple de l’effet Streisand. »

Depuis que Cassandra Vera a été condamnée, les blagues de mauvais goût sur Luis Carrero Blanco, aussi désuètes et abandonnées par les nouvelles générations que les blagues sur Claude François en France, sont soudainement réapparues par vagues en ligne.