« L’extrême droite essaie d’imiter le Canal+ des années 1980 »
« L’extrême droite essaie d’imiter le Canal+ des années 1980 »
Propos recueillis par William Audureau
Pour le journaliste David Doucet, l’émergence d’une nouvelle génération de militants familiers des codes du Web s’inscrit dans une stratégie de guerre culturelle.
L’extrême droite essaie d’imiter le Canal+ des années 1980 | Agathe Dahyot
Ils affichent une grenouille rieuse comme emblème, partagent des blagues provocatrices sur les réseaux sociaux et incarnent la nouvelle jeunesse du Front national, jeune, connectée et insolente. Ces néosympathisants issus des forums de jeux vidéo jouent un rôle essentiel dans le bras de fer culturel que le parti mène avec la gauche, estime David Doucet, coauteur de La Fachosphère (Flammarion, 2016).
On a l’impression qu’une nouvelle génération de militants du Front national a émergé, très différente des militants traditionnels, plus connectée, plus à l’aise avec les codes du Web, plus insolente, aussi. Qu’en est-il exactement ?
On voyait déjà sur le site FdeSouche qu’il y avait différents publics, l’un traditionnel et un autre plus jeune, qui, à la manière de 4chan, était plus engagé dans le trolling, les provocations et l’activisme en ligne. C’est une génération qui a émergé sur les forums du « 15-18 » de Jeuxvideo.com au cours des années 2000. Au sein de ce forum, deux modèles de pensée ont scissionné, l’un humaniste, l’autre nationaliste. Lors d’un conflit par vidéos interposées entre un électeur frontiste appelé Vinceneil et des rappeurs (Truand 2 la galère) en 2008, FdeSouche a pris parti pour le premier. Il en a tiré parti. Il y a eu par la suite de nombreux clashs avec des rappeurs un peu caricaturaux comme Cortex, Morsay.
Pierre Sautarel le reconnaît volontiers, tout le monde y était gagnant, chacun y gagnait de la notoriété. Pour lui, cet épisode a eu « un gros impact sur la fréquentation de son site ». M. Sautarel qui n’est pas un geek, mais vient de l’activisme plus traditionnel (au FN, au MNR…), celui où l’on colle des affiches, a pu grâce à cet épisode toucher les forums de Jeuxvideo.com. Il y a par ailleurs eu des convergences entre ces internautes et FdeSouche, car c’est sur ce forum qu’ont été lancées de nombreuses opérations et campagnes en ligne, comme du harcèlement.
Comment expliquer l’importance iconographique qu’a prise la grenouille Pepe the Frog dans l’imagerie des partisans du Front national ?
L’extrême droite française a toujours été avant-gardiste et très engagée sur Internet. Le FN a été l’un le premier parti à lancer son site, en avril 1996, mais ses troupes n’ont pas forcément fait preuve d’une grande créativité, par exemple dans l’utilisation des mèmes, ou de la présence sur Twitter, où FdeSouche est arrivé tardivement. Ce ne sont pas des geeks, ils se sont emparés de Pepe the Frog comme d’un moyen d’apparaître plus modernes qu’ils ne sont. Aujourd’hui, ils observent beaucoup ce qui se fait de l’autre côté de l’Atlantique : utiliser des références de la pop culture, ça fait partie d’une stratégie de dédiabolisation.
Mais en même temps qu’ils copient les Etats-Unis, il y a aussi une dimension gramsciste [hégémonie culturelle] appliquée à Internet : ils estiment qu’ils ont perdu la bataille des idées dans les années 1970-1980 et essaient de faire ce qu’a fait Canal+, mettre beaucoup de second degré et d’humour pour se rajeunir et séduire. Ils essayent d’utiliser les techniques de leurs adversaires. Mais ils restent dans la copie, pas dans l’innovation. S’il existe un « Michelangelo du Web », il n’est pas dans la fachosphère française. Ils sont assez bons pour s’organiser et faire monter des trending topics sur Twitter. Mais en termes d’imagination, on reste sur du fac-similé, ils copient trop souvent l’alt-right américaine.
Quel est le profil de ces nouveaux militants ?
Ils n’ont jamais poussé la porte d’une permanence Front national mais ont été convaincus en ligne. C’est très efficace aussi, cela permet également de créer de la mobilisation, mais c’est moins engageant. Cela donne l’apparence du nombre alors que ces militants n’auraient pas forcément la même force de mobilisation en vrai, voire ne s’afficheraient pas autant.
Par ailleurs c’est difficile de distinguer le vrai du faux, il y a beaucoup de second degré et d’ironie. Sur les forums de JVC [Jeuxvideo.com], Soral peut aussi bien être présenté comme le dieu absolu ou tourné en dérision. Il y a une ambiance très juvénile qui profite un peu aux marginalisés de la sphère médiatique traditionnelle. En tout cas, ce qui est sûr c’est qu’il existe une forme de déculpabilisation [du discours d’extrême droite]. Le discours humaniste et progressiste est minoritaire, il est considéré comme paternaliste, comme « old ». Ils veulent faire passer un nouveau message.
Ce sont aussi des gens qui s’ennuient, alors ils cherchent des cibles. Celles-ci sont souvent des féministes, ou des gens qui tiennent un discours trop moralisateur [à leurs yeux]. Bernard-Henri Lévy et Caroline Fourest sont le parangon de ce qu’ils détestent. Ils en veulent aux droits-de-l’hommistes.
Le GamerGate a-t-il joué un rôle dans l’émergence d’un discours antiféministe, antipolitiquement correct décomplexé ?
C’est difficile à dire. Si c’est le cas, c’est plutôt indirect. Des gens très influents comme Raptor Dissident, dont les vidéos dépassent régulièrement le million de vues, ont dû suivre le GamerGate, mais peut-on le classer à l’extrême droite ? Cela se discute. Lui s’en défend. En tout cas, ils suivent ce qui se passe aux Etats-Unis.
Par ailleurs, il est vrai qu’il y a de nombreuses campagnes de harcèlement contre des femmes, par exemple contre la comédienne et féministe Marion Seclin ou la journaliste de GameBlog Carole Quintaine. Ce sont des communautés de joueurs, des communautés majoritairement masculines, et la parole misogyne est désormais complètement décomplexée.
Lorsqu’on regarde comment ces militants à tête de grenouille sont organisés sur Twitter, ce qui est frappant, c’est le profil extrêmement différent des comptes qu’ils suivent : Marine Le Pen, site Russia Today, Jeuxvideo.com, Action française, figures anglophones comme Paul Watson, issu de sites conspirationnistes…
A l’image de la fachosphère, Pepe the Frog réunit des chapelles très différentes, qui ne pensent pas pareil mais se retrouvent sous un même étendard. C’est comme pour la quenelle de Dieudonné, on retrouvait des raisons sociologiques très différentes de l’adopter. On ne connaît pas vraiment le degré d’adhésion à Pepe the Frog, cela sert surtout à reproduire les Etats-Unis, et faire la nique aux médias.
Tout le monde y voit ce qu’il veut, mais cette grenouille a un tel écho que [ces différents groupes] s’en emparent, tout en sachant que les médias auront du mal à définir ce qu’il y a derrière. Il y a une volonté de contrer toute attaque. Peut-on accuser une grenouille de nazisme ? Cela brouille toute cartographie, le message est dilué. Mais ceux qui la portent savent pourquoi ils le font.
Lorsqu’on interroge certains sympathisants, ceux-ci s’énervent qu’on les qualifie de militants d’extrême droite et se disent plutôt de centre droit. Y croient-ils vraiment ?
Bien sûr que non. Ils sont tout sauf de centre droit, ils sont contre l’Union européenne, réclament davantage de souverainisme pour répondre à leur sentiment d’insécurité, culturelle et identitaire. Ils partagent aussi une opposition commune à la modernité progressiste et à son idéal de société ouverte. Ils sont en adéquation avec le discours de Le Pen, éventuellement avec celui de Mélenchon, mais ils sont avant tout radicaux, dégagistes, pas pompidoliens.
Dans la galaxie des trolls d’extrême droite
A partir du 31 mars, Le Monde publie une série d’articles sur les trolls d’extrême droite sur Internet. Rédigée en collaboration entre les services BigBrowser, Décodeurs, Pixels et Politique à la suite de trois mois de veille et d’enquête, elle vise à documenter cette nouvelle forme de militantisme, qui mène une guerre culturelle pour rajeunir l’image du parti de Marine Le Pen.