Frappes américaines : « Pas plus Moscou que Washington ne cherchent l’escalade en Syrie »
Frappes américaines : « Pas plus Moscou que Washington ne cherchent l’escalade en Syrie »
Dans un tchat avec les internautes du Monde.fr, Alain Franchon, éditorialiste, a décrypté les ressorts de la frappe américaine et les conséquences de ce changement de politique.
Un missile Tomahawk lancé vers la Syrie depuis un destroyer de l’armée américaine, situé en Méditerranée, le 7 avril. | US NAVY/HANDOUT/REUTERS
Dans la nuit du jeudi 6 au vendredi 7 avril, le président des Etats-Unis, Donald Trump, a ordonné des frappes sur une base aérienne du régime syrien. Ce bombardement, qui marque un spectaculaire revirement de la politique américaine, intervient deux jours après l’attaque à l’arme chimique de la ville Khan Cheikhoun, imputée à l’armée syrienne, qui a fait des dizaines de morts et a choqué la communauté internationale. L’un de nos éditorialistes, Alain Frachon, a répondu aux questions des internautes vendredi matin.
FX : Bonjour. Cette réponse des Etats-Unis n’est-elle pas précipitée ? Des experts indépendants ont-ils vérifié que l’attaque était au gaz sarin ?
Alain Frachon : Bonjour. Dans cette histoire, il n’y a qu’une certitude : l’attaque syrienne du 4 avril a libéré un gaz neurotoxique du type sarin. Deux hypothèses : soit l’avion syrien a lâché un missile contenant du gaz neurotoxique, violant ainsi toutes les conventions internationales et l’accord conclu en 2013 entre Moscou et Washington et par lequel la Russie s’engageait à vider toutes les armes chimiques et bactériologiques de Syrie. Deuxième hypothèse, l’avion a frappé un dépôt contenant ce type de gaz. Les Etats-Unis estiment qu’il est peu probable que l’armée syrienne ignorait l’existence de ce dépôt et, qu’en tout état de cause, elle a donc soit tiré un projectile avec du gaz sarin, soit pris le risque de frapper un dépôt rempli de gaz sarin.
Zacharie : Que peut-on attendre de la prochaine réunion du Conseil de sécurité des Nations unies ?
On ne sait rien encore de la position de Pékin. Donald Trump rencontre aujourd’hui, en Floride, le président chinois, Xi Jinping. Au Conseil de sécurité, les Russes dénonceront une action unilatérale. S’ils déposent une résolution pour condamner les Etats-Unis, ce qui n’est pas certain, Washington y apposera son veto. La discussion portera sur le fait qu’il y a encore des armes chimiques en Syrie – soit aux mains du régime, soit dans des régions contrôlées par la rébellion – ce qui est contraire à ce qu’avait affirmé le Kremlin en 2013. A l’époque, la Russie avait garanti aux Etats-Unis qu’elle était en mesure de débarrasser la Syrie des armes chimiques. Barack Obama s’était alors abstenu de frapper la Syrie.
Pedro05 : Cette frappe est-elle un coup de semonce, ou le début d’une intervention plus large en Syrie ?
Tout indique que cette frappe n’est qu’un avertissement adressé au régime de Damas, à l’Iran, à la Russie et à la Corée du Nord. Trump veut faire savoir qu’il sera intransigeant, autant que possible, sur la menace que représentent les armes de destruction massive. Il sait que l’opinion américaine ne le suivrait pas dans un engrenage qui conduirait l’armée à s’investir plus avant en Syrie. Washington mène déjà des raids aériens au sein d’une coalition internationale contre l’organisation Etat islamique (EI) en Syrie et en Irak. Le signal vise particulièrement les Russes, tuteurs politiques et alliés militaires du régime de Damas. Le message consiste à leur dire : vous avez de l’influence sur Bachar Al-Assad, vous avez des moyens de pression sur ce régime, vous devez vous en servir. Le même message est indirectement adressé à l’Iran, lui aussi l’un des piliers du régime syrien, pays avec lequel l’administration Trump est en très mauvaises relations.
Julien : Les Américains sont-ils officiellement en guerre contre le régime d’Assad ? Si non, cela peut-il être considéré comme une déclaration de guerre officielle ?
Les Etats-Unis n’ont plus de relations diplomatiques avec le régime syrien. Ils ne sont pas officiellement en guerre avec lui. Ils bombardent certains des ennemis les plus farouches du régime de Damas, à savoir l’EI et certaines filiales d’Al-Qaida qui font partie de la rébellion syrienne. L’administration Obama avait appelé au départ de Bachar Al-Assad mais l’administration Trump était prête à le tolérer comme un rempart contre l’islamisme. Au fil des semaines, faute de la moindre avancée dans les négociations en cours, celle-ci a semblé en venir aussi à la conclusion qu’il fallait faire pression sur Bachar Al-Assad, et que d’une manière ou d’une autre, l’avenir de la Syrie passait peut-être par son éloignement. Tout ça n’est pas très clair, et le président Trump a été moins loin que son secrétaire d’Etat, Rex Tillerson, qui lui a condamné nommément Bachar Al-Assad.
Ces frappes ont détruit un aéroport militaire et tué – d’après Damas – six membres de l’armée de l’air syrienne. Pour les Etats-Unis, elles relèvent d’un signal politique, pas du début d’une opération militaire plus vaste.
Martin : Je ne comprends pas quel était l’intérêt politique, militaire ou stratégique de l’armée syrienne de procéder à une attaque chimique sur une cible civile ? Cherche-t-elle a terroriser la population, à démontrer sa puissance ?
Pour le moment, l’armée syrienne a la main haute sur la situation militaire. Elle vient de reprendre la dernière place forte de la rébellion, la ville d’Alep. Le régime a maintenant repris le contrôle de tout l’ouest du pays, des principales villes, ce qu’on appelle « la Syrie utile ». Mais l’ensemble de l’appareil militaire syrien – auquel se mêlent des milices nationales étrangères – n’obéit par à une chaîne de commande unifiée et rationnelle. C’est d’ailleurs un des points qui n’a cessé d’irriter les Russes en Syrie. A chaque fois que l’armée syrienne a eu l’avantage sur le terrain, elle en a profité pour multiplier les attaques aux barils d’explosifs, ou à l’artillerie lourde sur des zones urbaines, comme si le régime était incapable de capitaliser politiquement sur ses succès militaires.
On ne peut exclure une « bavure » de l’aviation syrienne, on ne peut exclure la thèse du gros dépôt de gaz touché au sol mais dont le régime ou les Russes auraient dû connaître l’existence. On ne peut pas non plus exclure une frappe directe avec une arme chimique dans l’espoir que dans le chaos moyen-oriental actuel, elle puisse passer relativement inaperçue. Il ne faut pas oublier que chaque semaine ou presque, depuis le début de l’année, le régime syrien procède à des bombardements au chlore, qui n’est pas considéré comme une arme chimique au regard des traités, mais n’en relève pas moins d’une frappe chimique.
Lise : Faut-il craindre le caractère imprévisible du Président Trump dans la conduite de la politique extérieure des Etats-Unis ? Cette attaque semble montrer qu’il est capable de prendre d’importantes décisions sur un coup de tête.
Oui, la réaction de Trump n’était pas facilement prévisible. En 2013, il avait approuvé la décision du président Obama de ne pas répliquer à une première attaque au gaz sarin. Il n’a cessé de dire que les Etats-Unis ne devaient pas être les gendarmes du monde. Il a toujours laissé entendre qu’il voulait que l’Amérique diminue son engagement militaire et politique et économique au Moyen-Orient. Durant sa campagne, il a indiqué qu’il souhaitait coopérer avec la Russie en Syrie pour lutter contre le djihadisme. Autant d’indications qui pouvaient laisser penser qu’il ne réagirait pas comme il l’a fait jeudi.
D’un autre côté, il a paru sincèrement bouleversé par la mort d’autant de jeunes enfants, suffocant dans leur sommeil, lors de l’attaque de Khan Cheikhoun mardi. Il s’est d’autre part entouré au Pentagone, et au Conseil national de sécurité, d’anciens généraux qui tous, pensent qu’il est important de dissuader l’utilisation d’armes de destruction massive au Moyen-Orient, pour la stabilité stratégique de toute la région, et pour la défense des intérêts vitaux des Etats-Unis. L’opération de jeudi porte la marque des anciens généraux auxquels Trump a confié la responsabilité de la sécurité des Etats-Unis.
Enfin, le côté totalement désordonné de ses premiers mois au pouvoir, l’impression d’une gouvernance totalement chaotique à Washington, tout cela faisait dire aux observateurs que Trump serait incapable de gérer une crise grave. Peut-être a-t-il voulu montrer aussi, à l’opinion américaine et internationale, qu’il pouvait décider vite et agir avec détermination.
Monomarchos : J’ai cru comprendre que Trump avait informé Poutine préalablement à l’attaque, permettant ainsi de l’évacuer en partie. Est ce vrai ? Si, oui ces frappes ont-elles un intérêt militaire ?
Oui, Trump a averti la Russie avant l’opération. Il a indiqué quelle base aérienne était visée. Il ne voulait pas faire de victimes russes pour ne pas dégrader davantage sa réaction avec Moscou. Il sait que toute solution à la crise syrienne passe par la Russie et doit être recherchée avec Vladimir Poutine. Il ne veut donc pas insulter l’avenir. Il n’ignorait pas que les Russes préviendraient l’armée syrienne. Mais encore une fois, son objectif était moins militaire que politique, il s’agissait d’adresser un message politique avant tout.
ADH : La France va-t-elle suivre cette fois-ci son allié américain ?
Jean-Marc Ayrault, le ministre des affaires étrangères français, a soutenu l’initiative américaine. Elle correspond à ce que la France était prête à faire à l’été 2013 avant que le président Obama ne renonce à une frappe sur le régime syrien.
ThomasN : Pensez-vous que l’attaque des Etats-Unis peut remettre en cause l’ONU, son utilité, sa force d’action ?
Il en va de ce conflit armé comme de tous les autres : il prouve que l’ONU n’est que ce que ses membres veulent qu’elle soit. S’il y a au Conseil de sécurité unanimité des cinq membres permanents – Etats-Unis, Royaume-Uni, France, Chine et Russie –, l’ONU peut agir. S’il n’y a pas de majorité, l’ONU est paralysée, sur cette question du maintien de la paix. Il en va ainsi depuis sa naissance au lendemain de la deuxième guerre mondiale.
Max Lisbonne : Cette action n’était-elle pas aussi l’occasion pour Trump, en termes de politique intérieure américaine, de prendre le contre-pied des accusations reprochant à son administration d’être trop liée aux Russes ?
C’est une bonne question. Peut-être, même si ce n’est certainement pas la justification principale de l’action américaine, mais il est vrai que Trump a mesuré que les soupçons pesant sur une ingérence russe pendant la campagne en sa faveur lui nuisaient considérablement. De fait, depuis qu’il est entré à la Maison Blanche, il a semblé prendre ses distances avec la Russie, comme pour éloigner ces soupçons ou l’idée d’une éventuelle connivence avec le Kremlin durant la campagne électorale.
Nous vous parlions de la position française sur les armes chimiques en 2013 : le premier ministre, Bernard Cazeneuve, en visite en Algérie, vient lui-même de le mentionner, déclarant que la ligne française « était la bonne ». « On se réveille, tant mieux », a-t-il ajouté.
Krycek : Que fera Trump si jamais un autre bombardement chimique a lieu ?
C’est ce type d’interrogation qui avait finalement conduit Obama à renoncer à une frappe en 2013. Il spéculait sur le risque d’engrenage au cas où la frappe américaine n’aurait pas dissuadé une deuxième attaque à l’arme chimique. Il y voyait alors la perspective d’une atteinte à la crédibilité et à l’autorité des Etats-Unis. Leur réplique n’aurait pas été suffisamment dissuasive et leur prestige atteint. Il aurait peut-être alors été conduit à s’engager militairement plus avant et c’est ce qu’il voulait absolument éviter.
Théoriquement, Trump court le même risque. Mais il se trouve que, depuis 2013, les Russes sont présents militairement en Syrie. Et s’il y a une deuxième frappe syrienne chimique, toute une partie de la communauté internationale les en tiendra pour partiellement responsables. Les Russes ne peuvent pas dire à la fois « nous sommes l’allié indéfectible du régime syrien, et sans nous pas de solution » d’un côté, et puis dire, d’un autre côté, « nous n’y pouvons rien si Damas se lance dans des opérations ou des attaques irresponsables. » Cette fois-ci il n’en va pas seulement de la capacité des Etats-Unis à dissuader une deuxième attaque, il en va aussi de la crédibilité de la Russie en Syrie.
Gant : Sur quoi sont basées nos certitudes que l’avion incriminé était lié au régime syrien ?
La Syrie a elle-même confirmé qu’un de ses avions avait frappé mardi matin Khan Cheikhoun, la Russie a donné la même information. Bref, personne ne conteste la réalité d’une frappe aérienne ce matin-là, ni l’émergence immédiate de deux énormes nuages au sol consécutifs au passage du chasseur bombardier.
Willywill : Peut-on espérer la mise en place d’une « no fly-zone » par les alliés atlantistes face aux alliés de la Syrie ?
L’hypothèse d’une zone d’exclusion aérienne semble bien trop tardive pour être réaliste. La Russie a une base aérienne en Syrie maintenant, d’où ses chasseurs décollent régulièrement pour des missions contre les zones rebelles. Les Etats-Unis et certains de leurs alliés procèdent eux aussi à des bombardements aériens contre l’EI dans le ciel de ce pays.
Orta : Est-ce qu’on n’aurait pas là un casus belli cherché par la Russie ?
Pas plus Moscou que Washington ne cherchent l’escalade en Syrie. Américains et Russes sont confrontés au même problème : comment préserver au maximum les structures de l’Etat syrien – pour ne pas fabriquer une situation à la libyenne – tout en s’efforçant de favoriser un dialogue politique entre le régime et une partie de la rébellion. Les uns et les autres butent sur le symbole que représente dans cette guerre la personne de Bachar Al-Assad.