Comment Netflix tente d’« ubériser » le sous-titrage de ses séries
Comment Netflix tente d’« ubériser » le sous-titrage de ses séries
Par Alexandra Klinnik
Pour trouver des personnes capables de sous-titrer son catalogue en une vingtaine de langues, Netflix a lancé un test de recrutement en ligne. Beaucoup y voient une stratégie « low cost » court-circuitant la profession.
Netflix dispose de plus de 155 millions d’heures de programmes visionnées par jour. | MIKE BLAKE/REUTERS
A sa naissance, en 1997, Netflix proposait des locations de DVD sur Internet. Quand ce marché s’est tari, l’entreprise américaine a fait évoluer ses activités vers un secteur qu’elle domine aujourd’hui, celui du streaming de films et de séries. Puis elle a fini par produire ses propres séries, aux Etats-Unis et dans le monde.
La dernière nouveauté de son « business plan » est la traduction. Plus précisément, la création d’une interface en ligne pour recruter de traducteurs, amateurs ou non, qui assureront le sous-titrage de son catalogue, jonglant avec une vingtaine de langues, dont le japonais, le finnois ou le néerlandais. Cette interface prend la forme d’une plate-forme de test, ouverte à tous ceux qui souhaiteraient allier amour de la langue et séries.
Cette nouvelle méthode annoncée en grande pompe par Netflix a suscité la méfiance, aussi bien auprès des professionnels du sous-titrage, qui dénoncent une méthode de précarisation de leur métier, que des amateurs, qui y voient la volonté de créer une main-d’œuvre à bas coût sous l’apparence d’un projet collaboratif.
Un test accessible à tous
L’internaute a 32 choix de langue différents, dont le « French » ( Parisian). | Capture d'écran Netflix
L’interface avec les traducteurs imaginée par Netflix s’appelle Hermes. Le test se fait en cinq étapes, sous la forme d’un QCM où l’on identifie des erreurs techniques et linguistiques et où l’on retranscrit des expressions idiomatiques. Il faut compter environ 90 minutes pour le compléter, puis environ 10 jours pour savoir si on a réussi. La seule condition pour passer le test est de comprendre l’anglais.
Et comme tout travail mérite salaire, Netflix propose de vous rémunérer. Les tarifs vont de 6 à 27 dollars la minute, les plus élevés étant pour les langues comme le japonais ou l’islandais, plus rares dans les séries. Des prix considérés comme bas par la profession.
Le lancement de l’initiative a été accompagné d’une certaine confusion médiatique. L’entreprise s’adressait-elle à ses clients, pour en faire des traducteurs en herbe, où était-ce une façon de mieux travailler avec les professionnels pour offrir un meilleur service de traduction ? Netflix a joué sur l’ambiguïté. Sur la page de présentation est écrit : « Si vous êtes un sous-titreur professionnel intéressé, vous pouvez compléter le test. » Mais aucune preuve n’est demandée, ce qui veut dire qu’il est accessible à tous.
Pour Anne-Lise Weidmann, sous-titreuse pour des reportages diffusés sur Arte, l’appel de Netflix a surtout « été déformé par les médias » et « cela a créé un appel d’air aux sous-titreurs amateurs » :
« C’est une occasion fantastique pour des fansubbers en mal de reconnaissance de se faire un peu d’argent. »
Une démarche « aberrante »
Les traducteurs professionnels interrogés par Le Monde considèrent que ce nouveau modèle de recrutement contribuera à la fois à la précarisation de leur métier et à l’appauvrissement du sous-titrage.
Même si elle insiste sur le fait qu’il ne « s’agit absolument pas d’une plate-forme collaborative », car il faut un « certain niveau » pour le réussir, Anaïs Duchet, professionnelle depuis 15 ans et membre de l’Association des traducteurs et adaptateurs de l’audiovisuel (ATAA), juge quand même qu’il s’agit du « nouveau modèle d’ubérisation du sous-titrage ». « Quand un tel acteur mondial arrive de cette façon sur le marché, cela signifie automatiquement une baisse des tarifs. Aucune convention collective ne régule la profession », explique-t-elle, prédisant que les bas prix vont pousser à l’abattage.
« On va être obligés d’aller plus vite pour rentabiliser, le travail sera donc de qualité moindre. Si Netflix veut s’inscrire dans une démarche de qualité, ce n’est pas la bonne manière. Ils dépensent des millions pour avoir des créations originales, mais ils ne dépensent pas assez pour avoir une traduction de qualité. »
Adrien Lamote, détenteur d’un master de traduction et adaptation cinématographique, qui a déjà travaillé pour Netflix par le passé, s’énerve contre une démarche « aberrante ». Abel-Antoine Vial, qui a notamment travaillé sur doublage de la série originale de Netflix Love, a également un point de vue tranché :
« C’est un scandale de faire appel à n’importe qui. J’espère qu’ils vont se rendre compte rapidement de leur erreur. Je ne veux pas répondre à un démarchage sauvage, ce qui va complètement casser le métier et nous précariser davantage. »
Même chez les « fansubbers » amateurs dont on craint l’arrivée, la perplexité est de mise. Dorothée Trujilo, membre de Subfactory, l’une des communautés les plus importantes en France, pense que le but de cette démarche est « évidemment d’avoir du low cost, sous couvert de collaboration participative » :
« Personne n’a envie de le faire. On est choqués par ce qu’ils font. Ils disent qu’ils n’ont pas de registre professionnel sur lequel s’appuyer, mais c’est complètement faux. »
Algorithmes et inquiétude
Jusqu’ici, Netflix travaillait avec des laboratoires de postproduction pour trouver des traducteurs. Pour justifier ce nouveau modèle de recrutement, Netflix met en avant la difficulté à trouver certaines combinaisons de langues et l’absence de ce fameux registre professionnel des traducteurs au niveau mondial :
« Il n’existe pas d’organisation professionnelle qui ait un registre commun ou une base de données prenant en compte tous les traducteurs mondiaux. »
Dans un communiqué, l’entreprise affirme aussi qu’il est « quasiment impossible de maintenir un standard de qualité à l’échelle de fiabilité que nous demandons pour soutenir notre croissance internationale ».
Ce changement de modèle pose question dans le milieu professionnel des traducteurs et là encore, la stratégie de Netflix est floue. La compagnie n’a pas voulu entrer dans les détails, se contentant de dire au Monde qu’Hermès servirait à « trouver de nouveaux traducteurs, tout en travaillant déjà avec les entreprises ».
L’ATAA y voit surtout une façon de contourner « le filtre habituel des prestataires techniques », c’est-à-dire des laboratoires de postproduction. Mais plusieurs de ses membres ont rapporté que ces mêmes laboratoires incitaient les traducteurs à passer le test de Netflix. Juliette de la Cruz, traductrice membre de l’ATAA, suppose que les prestataires, qui n’ont aucun intérêt à soutenir un plan qui les court-circuiterait, jouent le jeu car « ils sont inquiets » et « pieds et poings liés ».
En attendant de voir comment retombent les cartes, le milieu se demande qui va accepter ces tarifs low-cost. Mais indignation n’équivaut pas à intransigeance. Certains traducteurs, comme Anaïs Duchet, ont passé le test pour ne pas « se fermer des portes. Cette ubérisation inquiète mais il faut aussi être pragmatique et voir où cela nous mène. »
Netflix se félicite des milliers de candidats, amateurs ou non, qui ont fait de même, dépassant ainsi « toutes leurs espérances ». Il faudra attendre les résultats de leur travail pour voir si les craintes des professionnels étaient fondées. A l’image de Juliette de la Cruz, qui constate à regret que ce sera maintenant « à un algorithme de choisir ses auteurs, comme si une adaptation audiovisuelle était purement quantifiable et non un travail de création ».