A Washington, les cabinets de conseil ont pignon sur rue. Certains lobbyistes comme Paul Manafort offrent leurs services, payés rubis sur l’ongle, aux autocrates africains.

La petite organisation Vanguard Africa, elle, s’est lancée dans le « lobbying équitable », qui consiste à aider les personnalités publiques ou privées, les acteurs politiques ou les candidats à une élection qui n’ont pas les moyens de se payer une couverture médiatique à diffuser leurs idées ou à vanter leur programme. Rencontre avec son directeur, Jeffrey Smith, qui explique comment Vanguard Africa a contribué à la débâcle du dictateur gambien Yahya Jammeh.

A Washington, vous avez les yeux rivés sur l’Afrique. Etes-vous un militant, un lobbyiste ou un avocat international ?

Jeffrey Smith Je suis avant tout un défenseur des droits humains. Je viens d’une toute petite ville du Connecticut rural où les gens ont toujours l’habitude de travailler avec détermination. J’ai grandi dans cette culture de l’effort et de la main tendue aux plus faibles. J’ai étudié les relations internationales, en privilégiant la question des droits de l’homme. J’ai consacré ma thèse à la compétence universelle et montré pourquoi il serait dans l’intérêt des Etats-Unis de poursuivre les responsables de l’administration Bush qui ont pratiqué la torture et commis d’autres crimes odieux pendant la guerre en Irak. Dire aux puissants leurs quatre vérités et se battre pour la justice et l’égalité sur tous les terrains, cela fait partie de mon ADN.

A ma connaissance, vous êtes la personne la plus visible de Vanguard Africa. Quels sont les objectifs et la philosophie de votre organisation ?

La philosophie de Vanguard Africa [vanguard signifie en anglais « avant-garde »] est fondée sur la conviction que le manque de leadership éthique en Afrique a fait reculer le continent à plusieurs égards. D’où notre soutien aux acteurs et élus qui ont une vision pour leur pays et tentent de changer les choses sur le terrain et pour leurs concitoyens. Mon expérience au sein des organisations internationales présentes sur le continent m’a amené à comprendre que mes efforts parvenaient tout juste à remédier aux symptômes des crises sociales, politiques et humanitaires et ne faisaient qu’effleurer les causes profondes de ces crises. C’est parce que nous voulons changer de méthode et de vitesse pour enfin aborder les causes que les cofondateurs de Vanguard Africa et moi-même avons mis en commun nos forces et notre expérience. Nous avons constaté que nous serions plus efficaces si nous pouvions aider les dirigeants africains engagés à transformer leur pays à gagner les élections. C’est seulement de cette manière que nous serions en mesure d’inverser le déclin démocratique que l’Afrique connaît aujourd’hui.

Un autre volet de notre travail est de souligner la nécessité d’élections libres, justes et transparentes. Malheureusement, notamment au cours de la dernière décennie, l’absence de violence a été le seul critère pour juger que telle ou telle élection est acceptable aux yeux de la communauté internationale. Pour nous, ce critère est inacceptable. Qu’une élection soit dépourvue de violence de masse ne constitue pas un critère sérieux et crédible. Regardez ce qui s’est passé au Zimbabwe en juillet 2013 ou au Gabon en août 2016. Ces élections, et bien d’autres, n’ont pas été conformes aux critères minimaux d’un processus électoral libre, juste et légitime. Elles ne remplissaient même pas les critères en vigueur au sein de l’Union africaine. Nous devons nous montrer plus exigeants et, par ricochet, amener les citoyens africains à se montrer plus exigeants et à se battre pour des changements réels et substantiels.

Vous avez des liens solides avec la Gambie. Pourquoi cet intérêt pour les petits pays et comment avez-vous aidé les Gambiens à faire tomber Yahya Jammeh ?

Mon intérêt pour les petits pays très répressifs tels que la Gambie sous Yahya Jammeh, le Swaziland, le Gabon, Djibouti, ou d’autres pays immobiles comme le Cameroun, s’explique encore une fois par mon désir d’être au côté du Petit Poucet, celui qui a sur le dos le maillot de l’outsider. Les autocrates manipulent et volent les élections parce qu’ils font le pari que le monde extérieur va continuer à détourner les yeux. Mon objectif, tant au sein de Vanguard Africa qu’à titre personnel, est de sensibiliser le public et les médias américains et internationaux, et partant de là, d’attirer l’attention sur ces pays et sur ces leaders excessifs, tout en accompagnant les citoyens qui travaillent dans des conditions difficiles pour changer la donne.

En Gambie, par exemple, les citoyens se sont sentis d’abord compris et soutenus. Ainsi, ils ont maintenu la pression et sont parvenus à faire entendre leur voix une fois que l’attention des médias avait été portée sur leurs revendications. Le fait que le monde extérieur leur a prêté attention, que ce soit au niveau des décideurs politiques ou des personnes influentes aux Etats-Unis, a incontestablement contribué à dynamiser la société civile gambienne qui luttait contre Yahya Jammeh depuis des années. Une fois que le mouvement est lancé, il est difficile de le stopper. Je savais que c’était possible de battre Yahya Jammeh, car tout était déjà là.

Les médias sociaux sont-ils une aubaine pour vous ?

Les médias sociaux, en particulier Twitter, constituent un pont entre divers réseaux de militants progressistes et de défenseurs de la démocratie. Les médias sociaux sont une puissante plate-forme pour tisser des liens entre des gens qui ont le même objectif, tout en cultivant la bonne humeur et la camaraderie. Encore une fois, la Gambie est un bon exemple de ce point de vue. Au cours des dernières années, j’ai pu construire un vaste réseau constitué de militants, de professionnels des médias, de meilleurs journalistes du monde entier, ainsi que de décideurs importants des Nations unies, de l’Union européenne, du Commonwealth, etc. J’ai construit des relations personnelles avec ces interlocuteurs et j’ai pu les informer régulièrement et maintenir leur intérêt pour ce pays. Avant 2014, lorsque j’ai commencé à mettre l’accent sur la situation des droits humains, personne ne parlait de la Gambie. De cette façon, nous avions pu exposer plus facilement la répression, la corruption et les abus du régime de Yahya Jammeh. Cet élément, qui n’existait pas dans le passé, a contribué au changement important que nous avons observé en décembre 2016 et qui est allé crescendo.

Qui serait le prochain dictateur à chasser ? Robert Mugabe, Paul Biya, Ismaïl Omar Guelleh, Teodoro Nguema Obiang… ? Et comment ?

Assurer la sécurité de nos partenaires sur le terrain est notre préoccupation de tous les jours. Nous ne pouvons pas révéler les pays qui constituent pour notre petite organisation une priorité. Cela étant dit, nous continuerons à défendre avec énergie l’impérieux devoir d’organiser des élections libres, justes et transparentes. Cette année encore, il y aura des élections cruciales dans divers pays africains, et nous les surveillerons de très près.

Qu’est-ce que vous répondez à ceux qui vous disent que vous endossez le manteau du « sauveur blanc » ?

Je comprends parfaitement cette critique, elle a des racines profondes dans l’Histoire. Il est aussi facile pour certaines personnes de se contenter de nous coller une étiquette. Mais ceux qui ont travaillé avec moi au cours de ces dernières années, dont certains Gambiens que je considère comme ma famille, connaissent bien mon engagement et corrigeraient, si besoin était, cette impression. Un ancien m’a dit un jour : « Personne ne s’attaque à ceux dont les efforts n’ont pas eu d’impact. » Je suis ravi d’avoir fait partie de tous ceux qui ont œuvré pour le renouveau en Gambie, et tout le crédit revient d’abord aux innombrables Gambiens qui, sur le terrain et depuis la diaspora, ont fait preuve de courage et d’abnégation.