RENÉ GROEBLI/COURTESY GALERIE ESTHER WOERDEHOFF, PARIS

Au début des années 1950, alors qu’il est marié depuis deux ans, le jeune photographe suisse René Groebli part en voyage de noces à Paris, puis à Marseille. Pas le sou pour quitter Zurich plus tôt. Sans doute le couple visite-t-il la ville, mais surtout il reste dans le modeste hôtel de Montparnasse pour transformer des images en poème amoureux. De toute façon, René Groebli connaît Paris – il y a passé trois mois en 1949, rencontrant notamment Brassaï et son compatriote Robert Frank. À l’époque, photographier son épouse, c’est banal. La saisir nue aussi.

Mais le faire de façon obsessionnelle pour raconter une histoire sensuelle et onirique, puis la transformer en livre, en 1954, sous le titre Das Auge der Liebe (L’Œil de l’amour, réédité récemment), c’est inédit. Ce travail est présenté au festival Kyotographie, qui s’ouvre à Kyoto et dont M Le magazine du Monde est partenaire.

Romantisme et existentialisme

Toute l’ambiguïté de ce « reportage » tient au style double de Groebli. Quand il débarque à Paris avec Rita, c’est déjà un virtuose de la forme radicale et glacée, héritée de la modernité des années 1920-1930 – vues en plongée, angles dynamiques, gros plans. Il est si doué qu’il publie en 1949, à l’âge de 22 ans, un livre devenu culte, Magie der Schiene (La Magie du rail), où il traduit brillamment en images la vitesse du train, le bruit de la locomotive, l’odeur de la fumée épaisse. Mais c’est aussi un romantique, emprunt d’existentialisme, qui aime les gens. Les deux appareils qu’il tient en main, le distant Rolleiflex et le charnel Leica participent de cette double influence.

La lune de miel sensuelle et onirique de René Groebli

Dans L’Œil de l’amour, cela donne un cocktail subtil. Rita est magnifique, elle se transforme en véritable piège à formes. Groebli montre son visage, ses seins, sa nuque, sa main, ses jambes, son dos, ses fesses. Le graphisme est épuré, magnifié par de gros plans élégants, des fragments soignés et la lumière harmonieuse qui distribue parfaitement les noirs et les blancs. Mais l’intelligence de Groebli est d’y associer des images qui donnent de la chair à son épouse et au récit. D’abord des vues plus larges : Rita endormie sur le lit, Rita qui se maquille, fume une cigarette au café, fixe l’appareil avec insolence, du genre « Vous allez me voir nue, et alors ? »

Entre public et privé

Il montre aussi la bouteille de vin largement entamée, le lit défait après l’amour, la robe suspendue sur un cintre. Autant de « natures mortes » qui donnent de l’épaisseur au conte qui défile sous nos yeux. C’est ainsi que Rita apparaît tour à tour nue et habillée, à la ville et dans la chambre, qui montre et cache son visage – autant d’ambiances changeantes, entre public et privé, qui font entrer le spectateur dans l’intimité d’une femme. C’est bien cela que veut Groebli qui, en ne retenant que 25 photos sur 300, donne l’impression que toutes les prises de vue racontent une journée dans la vie et l’amour d’une femme – aucune autre personne, sauf parfois la figure du photographe, n’apparaît dans le cadre.

On est loin d’un autre voyage de noces en images, celui du Japonais Araki, qui photographie sa femme Yoko en train de jouir pendant qu’il la pénètre, à découvrir dans le livre Voyage sentimental, en 1971. Groebli est plus sage mais nous sommes vingt ans plus tôt, une époque où les photographes descendaient plus dans la rue qu’ils ne montaient dans la chambre. Du reste, à sa publication, son livre, « un poème érotique et sensible », est qualifié de « pornographique » par un journal zurichois, explique sa galeriste à Paris, Esther Woerdehoff. Aujourd’hui, c’est juste un ovni délicat et sensuel. Un livre vivant. Comme René Groebli, qui a 89 ans aujourd’hui.

Kyotographie Festival international de photographie, jusqu’au 14 mai. www.kyotographie.jp/en
Une sélection de 10 tirages platinum palladium de la série « L’Œil de l’amour », réalisée par le photographe suisse René Groebli lors de son voyage de noces à Paris en 1953, est publiée en 2017 au format 40 × 50 cm. L’édition de ce portfolio est limitée à 20 exemplaires. Contact : galerie Esther Woerdehoff, Paris, qui représente le travail de René Groebli. www.ewgalerie.com