Michel Siffre est le pionnier des expériences de confinement souterrain. | Albane Noor pour M Le magazine du Monde

Le 16 juillet 1962, Michel Siffre descend dans le gouffre de Scarasson, en Italie, pour une aventure scientifique extrême de deux mois, seul et sans aucun moyen de mesurer les durées. Il découvre alors l’homme possède une « horloge interne » qui cale ses journées sur un cycle proche de 24 heures, même quand il se trouve privé de repères. Le géologue – qui est retourné s’isoler sous terre en 1972, puis au passage de l’an 2000 – revient sur sa première expédition, l’unique expérience hors du temps pure dont les résultats ne sont pas influencés par sa découverte.

Qu’est-ce qui a poussé le jeune homme que vous étiez à réaliser ce pari fou de passer deux mois sous terre ?

Ce n’était pas un pari mais une expérience scientifique. En 1961, lors d’une mission de spéléologie que je dirigeais, nous avions découvert le petit glacier situé au fond du gouffre du Scarasson, dans le massif du Marguareïs, dans les Alpes-Maritimes italiennes. J’envisageais alors une grande expédition pour étudier cette énigme géologique. Et, comme je ne pouvais descendre tous les jours pour observer l’évolution de la glace, je me suis résolu à faire du « camping souterrain ».

« Le temps que je percevais s’écoulait presque deux fois moins vite que le temps réel. Alors que je pensais m’être ennuyé quelques heures, j’avais parfois veillé jusqu’à 18 heures d’affilée. »

J’ai aussi décidé de profiter de l’isolement pour étudier mon rythme veille/sommeil en l’absence de tout repère temporel : pas de montre ni d’horloge, pas de poste de radio, aucun moyen de mesurer les durées. En restant confiné deux mois, l’idée était de voir si mon rythme allait se casser. Le 16 juillet 1962, je suis donc descendu dans le gouffre et le lendemain commençait l’épreuve. Les expériences hors du temps de longue durée étaient nées.

Comment avez-vous fait de cette aventure personnelle une expérience scientifique ?

Le protocole était très simple. Une ligne téléphonique me reliait à une équipe de veille, en surface, que j’appelais à chaque réveil, quand je me couchais et au moment des repas. Mes horaires étaient notés afin de déterminer mes rythmes, mais sans qu’aucune indication ne me soit jamais donnée sur l’heure et le jour qu’il était. De mon côté, je pouvais vivre comme un animal : seul mon corps décidait du réveil, je dormais et mangeais quand je le voulais, quand j’en ressentais le besoin.

Le confinement dans des conditions extrêmes a-t-il été éprouvant ?

Physiquement, c’était dur : je n’avais qu’un équipement très rudimentaire et j’ai passé deux mois à patauger dans de l’eau glacée. Je suis ressorti exténué et très diminué. Une des choses les plus difficiles à vivre fut les fréquents éboulements tout à côté de ma tente, qui me terrifiaient. Plus d’une fois j’aurais pu y perdre la vie.

Ces chutes de glaces et de roches limitaient aussi mes déplacements, d’autant que je n’y voyais presque rien. Mais c’est aussi la peur qui m’a sauvé : au début de l’expérience, j’avais pris ma température et lu 36 degrés. Croyant le thermomètre cassé, j’avais cessé de la prendre. En fait, elle est tombée à 34 degrés. J’étais entré dans une semi-hibernation. Le choc émotionnel à la suite d’un éboulement pire que les autres a fait remonter ma température, me sortant de ma léthargie. La solitude a aussi été très pesante par moments, et je me suis senti découragé plus d’une fois. En même temps, au fond du gouffre, on vit très bien en suivant ses pulsions élémentaires et sans aucune contrainte.

Au point de devenir indifférent à tout ce qui ne relève pas des besoins vitaux et de la survie ?

Je me suis complètement détaché du monde dans lequel je vivais auparavant. Sous terre, on se fiche bien de ce qui se passe en surface, de toute façon on n’a aucune prise dessus. Heureusement, tout est revenu à la normale après ma sortie.

Vous n’avez toutefois jamais perdu le contact…

Mon seul horizon, c’était le téléphone en surface. Une fois, après une grosse frayeur, je suis même resté en ligne une dizaine d’heures sans me rendre du tout compte de la durée.

Comment occupiez-vous vos journées ?

J’étudiais ou je passais mon temps à réfléchir à des questions de géologie. J’ai aussi tenu mon journal et exploré, un peu, le glacier. Je n’ai lu que deux livres. J’avais l’impression que mes journées ne duraient pas plus de cinq heures, qu’elles passaient très vite même quand je m’ennuyais.

La surprise a donc été de taille quand votre équipe vous a annoncé que l’expérience était terminée ?

C’était le 14 septembre 1962 et cela me semblait impossible. J’étais persuadé qu’on était le 20 août. J’avais donc 25 jours de retard sur 58 journées « hors du temps » effectives. La veille, j’avais d’ailleurs noté dans mon carnet de vie souterraine avoir l’impression d’être sous terre depuis peu. Le temps que je percevais s’écoulait donc presque deux fois moins vite que le temps réel, et mes journées étaient en fait bien plus longues que ce que j’avais évalué.

« Dans ce monde de néant, où il ne se passe rien, où il n’y a pas de mouvement, seule subsiste la pensée. »

Alors que je pensais m’être ennuyé quelques heures, j’avais parfois veillé jusqu’à dix-huit heures d’affilée. Et quand je me couchais pour ce que je pensais être une petite sieste, c’est en fait une nouvelle nuit complète que je faisais. Le temps s’était concentré. Bien entendu, mon état de semi-hibernation pourrait expliquer en partie mes estimations faussées. Mais, dans toutes les expériences menées par la suite, on note ce raccourcissement du temps.

Comment l’expliquez-vous ?

La grotte est un univers intemporel. Comme mon campement était situé à quelque 110 mètres de profondeur et que je ne disposais que d’une petite lampe électrique, autour de moi, l’opacité était le plus souvent absolue. Dans ce monde de néant, où il ne se passe rien, où il n’y a pas de mouvement, seule subsiste la pensée. Hors du temps, c’est le cerveau qui crée le temps. Sous terre, je me suis soumis à un test psychologique : je devais compter de 1 à 120 en battant la seconde. Il m’a fallu plus du double pour aller au bout du décompte. Comment imaginer que votre seconde en vaut deux en réalité ?

Votre temps personnel s’est-il très vite désynchronisé ?

Dès le premier jour, je n’ai plus aucune notion de l’heure bien que j’essaie de me repérer en fonction de ma faim. Le décalage se fait très vite entre l’heure estimée et le rythme naturel : bientôt, je commence à bailler alors que, d’après mon graphique, il n’est que 18 ou 19 heures. Je pense me lever très tôt, vers 2 ou 3 heures du matin. Si j’ai faim, j’imagine qu’il est 11 heures mais le temps qui s’est écoulé depuis le réveil me semble très court.

« J’ai appris en remontant qu’il m’est arrivé de remettre jusqu’à dix fois de suite le même disque de Luis Mariano alors que, chaque fois, je pensais que je venais de le poser sur le pick-up ! »

Par ailleurs, mes camarades en surface ont vite constaté que mon rythme biologique se décalait : je me réveillais et me couchais un peu plus tard chaque jour, jusqu’à ce que mon rythme s’inverse totalement – comme si j’avais franchi à grande vitesse les fuseaux horaires (dans le sens Est – Ouest) – avant de revenir à la normale, et ainsi de suite. Dans mon carnet de vie souterraine, j’écris dès le cinquième jour que l’heure n’a pour moi plus vraiment de sens. A la fin, le temps n’avait plus de valeur du tout.

Pourtant, alors que vous avez perdu la notion du temps, votre rythme veille-sommeil reste stable…

Ce fut la découverte majeure : la durée entre deux réveils était très régulière, proche de 24 heures et trente minutes. Je dormais environ huit heures, pour quelque 16 heures d’activité. Mais si la période d’activité était plus longue, le repos était réduit d’autant, et inversement. Cela prouve que, même privé de son environnement temporel habituel, le rythme vital d’un être humain ne se brise pas. Des mécanismes régulateurs maintiennent l’unité temporelle du corps même s’il est coupé des repères astronomiques (alternance du jour et de la nuit) et sociaux (horloges, horaires de travail…). Je fus donc le premier à démontrer l’existence d’une véritable « horloge interne », qui se règle sur son propre tempo quand elle ne doit pas se synchroniser sur une multitude d’obligations. Cette conclusion a bouleversé les connaissances de la biologie humaine. La luminothérapie et la prise de médicaments en fonction de l’heure sont des conséquences lointaines de la découverte.

Vos premiers résultats ont attiré l’attention bien au-delà du milieu médical…

Ces travaux n’ont guère été pris au sérieux par le milieu scientifique en France, mais le Roumain Franz Halberg, un des fondateurs de la chronobiologie, a pris contact avec moi. J’ai eu la chance de tomber à une période incroyable, en pleine guerre froide et conquête de l’espace. La Nasa s’est intéressée à mes travaux, et a financé une partie des suivants. Il faut dire qu’en 1961, le Russe Youri Gagarine était devenu le premier homme à effectuer un vol dans l’espace, suivi, moins d’un an plus tard, par l’Américain John Glenn.

Michel Siffre a été le premier à démontrer l’existence d’une horloge interne. | Albane Noor pour M Le magazine du Monde

Le cosmonaute russe a d’ailleurs affirmé : « Je lis Siffre très attentivement. Ce qu’il dit sur la perte de mémoire, je l’ai ressenti exactement ». De quoi parlait-il ?

J’ai effectivement connu de gros problèmes de mémoire sous terre, même si je ne m’en suis pas vraiment rendu compte sur le coup. J’ai par exemple appris en remontant qu’il m’est arrivé de remettre jusqu’à dix fois de suite le même disque de Luis Mariano alors que, chaque fois, je pensais que je venais de le poser sur le pick-up… Le soir, je ne me souvenais plus de ce que j’avais mangé le matin. Dans le noir absolu, vous n’avez pas de repère, donc vous ne mémorisez pas. Tout ce qui n’est pas immédiatement noté est oublié.

Vous acceptez de vous livrer à une nouvelle expérience, pour le compte de la Nasa, en 1972. L’avez-vous vécue différemment ?

A 33 ans, je suis descendu pour 205 jours dans la Midnight Cave, au Texas. J’étais curieux de savoir si, en restant plus longtemps que la première fois, je connaîtrais des journées de 48 heures, comme ce que nous avions pu vérifier en 1964, avec l’expérience d’Antoine Senni, un ami de longue date. Au cours de ses 22 jours de confinement, nous avions alors découvert les rythmes bicircadiens, soit l’existence de cycles de 48 heures.

Les conditions étaient bien plus confortables que dans le gouffre de Scarasson. Je n’avais pas le temps de m’ennuyer car je devais me soumettre à toute une batterie de tests psychologiques et d’exercices physiques. Mais au bout de deux mois, j’en ai eu marre et j’ai un peu craqué. Dans un bunker, on est un simple cobaye et on subit immanquablement la solitude alors que vivre seul dans un gouffre est à la fois plus difficile et risqué mais aussi bien plus stimulant.

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Pourquoi vous être coupé du monde, et du temps, une troisième fois ?

A ma sortie, en 1962, j’avais déclaré que je recommencerais dix ans plus tard. C’était un peu un défi au destin et à la peur… Après l’expérience du Texas, plongé dans la dépression, j’avais écrit qu’accomplir deux fois une aventure en dehors du temps ne pardonne pas. Malgré tout, en 1999, quand j’ai entendu que John Glenn retournait dans l’espace, à 77 ans, j’ai eu envie de suivre son exemple pour étudier, comme je l’avais toujours gardé en tête, les effets du vieillissement sur les cycles biologiques. J’ai donc remis ça en décembre 1999 dans la grotte de Clamouse (Hérault) où je suis resté 69 jours.

« Hors du temps. L’expérience du 16 juillet 1962 au fond du gouffre de Scarasson par celui qui l’a vécue », de Michel Siffre, Julliard, 1963.