L’affiche de François Fillon, lors du premier tour de l’élection présidentielle. | Bob Edme / AP

C’est dans la quatrième allée que se niche la bonne affaire du jour. « Faites-vous plaisir, on liquide avant le second tour », lance aux chalands un fort en gueule qui se planque sous une casquette à carreaux. Promotion : « – 30 % sur le cachemire. » Sur l’étal, deux femmes d’une soixantaine d’années touchent les étoffes en soupirant à la réflexion du vendeur. « Nous aussi, on va se faire liquider alors », lance dans un souffle Bernadette, une « ancienne coiffeuse qui continue de prendre soin d’elle », et vit à Neuilly-sur-Seine depuis quarante-deux ans.

Sur le marché de cette ville cossue de l’ouest parisien, vendredi 5 mai, flotte un air de révolution. Pour les habitants de cette commune des Hauts-de-Seine – qui a voté au premier tour pour François Fillon à 64,92 % –, la situation est inédite. « C’est la première fois qu’on n’a pas l’un des nôtres au second tour, comprenez notre choc », s’étonne encore Jacques, 80 ans. Une situation vécue d’autant plus amèrement que cet ancien cadre chez Thomson Grant « avait l’impression d’avoir déjà mené [sa] révolution ».

Comme 56,9 % des électeurs neuilléens à la primaire de la droite, Jacques avait voté au premier tour pour François Fillon, mais surtout contre son éternel champion et ancien maire, Nicolas Sarkozy (deuxième avec 22,09 % dans la ville où il fut pourtant le maire de 1983 à 2002). « J’avais l’impression d’avoir choisi le bon candidat, tout le monde en était si sûr ici, se remémore-t-il comme d’un souvenir lointain. On ne pouvait même pas imaginer une telle chute. »

« Macron, avec une pince à linge sur le nez »

Douze jours après le résultat du premier tour, le choc est un peu amorti, mais toujours douloureux. « Aujourd’hui, on a le choix entre une folle populiste et un jeune arriviste attrape-tout », résume Béatrice, 52 ans, femme au foyer. Au cas où le poissonnier n’aurait pas compris, elle lui répète : « C’est la première fois que j’hésite autant, avant d’enchaîner en récupérant ses trois soles. Ce sera sans doute Macron, mais avec une pince à linge sur le nez. »

Dès sa défaite annoncée, dimanche 23 avril, François Fillon a été l’un des premiers à appeler à voter Emmanuel Macron au second tour. « L’abstention n’est pas dans mes gènes », a expliqué le candidat des Républicains. Une assertion que beaucoup partagent sur le marché de Neuilly. Le vote est « le plus grand des devoirs », dit un passant qui refuse de dire son nom, parce qu’il a encore « de la rancœur contre les journalistes ». « Ça passera », promet-il en s’éloignant.

Voter, oui, mais de là à voter pour Emmanuel Macron ! « Pour des petits-gris comme nous, ça fait bizarre de voter pour quelqu’un plus jeune que nos enfants », sourit Elisabeth, 82 ans. Appuyée sur une canne, elle déplore surtout le manque de « sens de la famille » du candidat d’En marche !. Son mari, André, 84 ans et une carrière de comptable achevée il y a seulement quatre ans, lui répond posément : « Sur l’économie par contre, il sera mille fois plus compétent que Marine Le Pen. C’est le choix de la raison, on survivra mieux à un peu de socialisme qu’à beaucoup de populisme. »

« Un avant et un après débat »

Un jugement qui semble renforcé par la performance de Marine Le Pen lors du débat de l’entre-deux-tours, mercredi 3 mai. La candidate du Front national a été « tout simplement minable », juge Ghislaine, 54 ans, médecin généraliste dans le quartier des Sablons. « Après le premier tour, je n’étais pas sûre de mon vote, mais ce débat m’a montré l’amateurisme du Front national. Je préfère un Hollande bis qu’une incapable. »

Même colère chez François, cadre à la Société générale depuis trente-quatre ans, qui juge « honteux de venir aussi peu préparé sur des dossiers aussi importants que l’euro ». Lui aussi parle d’« un avant et un après débat ». « Les masques sont tombés », et Emmanuel Macron « a montré au moins qu’il pouvait garder son calme », note le père de trois enfants, qui déplore toutefois que le candidat « manque toujours de hauteur, de stature ».

Dans ce fief des Républicains, la fonction de chef de l’Etat est des plus respectée. Sa parole aussi. « Quand on se revendique gaulliste, on ne salit pas la mémoire du général en se vendant au plus offrant », tacle Emile, un ancien de la 2e division blindée du général Leclerc, qui ne décolère pas contre Nicolas Dupont-Aignan. « Il salit tout », dit-il, en soupirant. « C’est ça qui m’a donné envie de voter Macron, sinon j’aurais voté blanc. Il n’a quand même pas la carrure pour gérer les grands dossiers du monde, la Syrie, la Corée, le Brexit… » En baissant les yeux, il interrompt son énumération : « On sera bien obligés d’y aller quand même. »

Pour Maryvonne, 64 ans, il « faudra bien » aussi. Mais les consignes de vote de François Fillon, elle les « envoie promener, avec mon chien ». En tirant justement sur la laisse de son cavalier king Charles, cette grande brune à la voix chaude n’a « pas honte de dire que ce sera Le Pen », pour elle. « Sur la sécurité, la menace terroriste, c’est la seule qui a de vraies réponses, qui est à la hauteur », reprend-elle, en parlant de ses deux enfants et trois petits-enfants qu’elle veut « voir grandir sans avoir peur d’un attentat ».

Dans l’allée suivante justement, devant le primeur bio, quelqu’un signale un petit caddie rouge abandonné. « C’est suspect, non ? Vous voyez que j’avais raison », sourit Maryvonne.

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