Editorial du « Monde ». D’un premier discours au ton grave à un cérémonial, dans la cour du Louvre, à la solennité millimétrée, Emmanuel Macron a donné l’impression, dimanche 7 mai au soir, qu’il cherchait à lester ses premiers pas de président élu. Comme s’il fallait toute cette pesanteur – le palais du pouvoir royal et de la culture républicaine, les réminiscences de François Mitterrand, la silhouette de la pyramide de verre, l’hymne européen – pour ralentir la trajectoire fulgurante qui l’a propulsé à la fonction suprême. Comme s’il fallait tous ces symboles pour remettre un peu d’ordre et de continuité dans le paysage politique bouleversé par ce scrutin sans précédent qui débouche sur l’élection d’un chef d’Etat de 39 ans, à la précocité, au profil et au parcours inédits.

Qui croyait, il y a quelques mois de cela, aux espoirs d’Emmanuel Macron ? Celui-ci a défié, avec succès, toutes les lois de la politique en se lançant, sans parti, sans expérience d’élu, sans situation nette sur l’échiquier politique, dans cette campagne électorale. Lui a su profiter de chacun de ses nombreux coups du sort, parce qu’il ne manque ni de chance ni de talent, mais surtout parce qu’il y était préparé par cette intuition que le système en place et ses partis dominants étaient au bord de l’effondrement. Lui seul a su faire coïncider le « dégagisme » exprimé par nombre d’électeurs avec le renouvellement générationnel qu’il incarne et la rénovation de la vie publique à laquelle il aspire.

La défaite de l’antisystème xénophobe

Pour tous les défenseurs de la démocratie, ce succès est porteur d’une bonne nouvelle : la défaite de l’autre versant, démagogue et xénophobe, de cette mouvance antisystème, porté par Marine Le Pen. Arrivé en tête au premier tour, Emmanuel Macron a poussé son avantage bien au-delà du score que lui promettait le redémarrage poussif de sa campagne du second. Avec plus de 66 %, il ne réalise pas seulement le deuxième plus haut score de la Ve République, après Jacques Chirac en 2002. Il contient la candidate frontiste largement sous le seuil symbolique des 40 % de voix.

Ce faisant, le leader d’En marche ! complète, après l’Autriche et les Pays-Bas, une série de victoires qui démontre que, à défaut de refluer, l’extrême droite ne parvient pas à s’emparer du pouvoir en Europe. A chaque fois, ce sont des partis qui ne transigent en rien avec le populisme qui sont parvenus à la bloquer. Dans le cas de M. Macron, c’est même la première fois depuis longtemps qu’un candidat à l’élection présidentielle l’emporte en ayant mis en avant, proclamé et défendu son attachement à l’idéal européen. L’année 2017 se déroule ainsi mieux que l’annus horribilis qui l’a précédée.

Société balkanisée

Toutefois, aucune de ces bonnes nouvelles ne doit incliner à l’assoupissement qui fit sombrer toutes les promesses de rénovation formulées par Jacques Chirac en 2002. Le Front national a franchi au second tour le seuil des 10 millions de voix, pour la première fois de son histoire, malgré la mauvaise campagne et le débat désastreux de sa candidate. Cette prestation télévisée a laissé nombre de nos concitoyens groggy, comme si notre vie publique avait atteint là un point de non-retour. De fait cet entre-deux-tours a fait apparaître la gravité des fractures qui passent au sein des territoires aussi bien que des familles. La France est désormais divisée en quatre blocs, répartis autour des principaux candidats à cette élection, auxquels s’ajoutent les abstentionnistes. Dans cette société balkanisée, il ne s’agit plus de « fatigue démocratique », mais d’une incapacité croissante à consentir les compromis qui permettent de fonctionner ensemble.

Dimanche, nombre d’électeurs se sont portés à contrecœur sur Emmanuel Macron, et beaucoup d’autres ne sont pas parvenus à s’y résoudre, comme le montre le nombre record d’abstentions et de votes blancs ou nuls. Cette absence d’élan autour de sa candidature, ces oppositions virulentes apparues au cours des dernières semaines vont contraindre Emmanuel Macron à des trésors d’habileté et de diplomatie s’il veut franchir sans encombre les trois tours qui se profilent devant lui : deux pour les législatives, et le troisième dans la rue et les entreprises, qui lui semble promis par toutes les forces qui s’opposeront à la remise en cause du droit du travail.

Au-delà des symboles, le nouveau président optimiste de ce pays en dépression devra très vite démontrer par des signes concrets qu’il a reçu les messages de cette campagne hors norme. En commençant, lors de la mise en place de ses équipes, par ne transiger avec aucune des exigences qui ont fait chuter certains de ses concurrents : la probité, la compétence, et l’attention portée à une crise sociale qui ne s’est en rien atténuée ce 7 mai.