Manifestation de médecins à Tunis devant le ministère de la santé, le 23 mars 2017. | FETHI BELAID/AFP

Ce 8 février, la foule en colère était en blouse blanche. Sur l’esplanade de la Casbah de Tunis, face au siège du gouvernement, les médecins étaient venus hurler leur mal-être. Un slogan dominait : « Non à la diabolisation du médecin ! » Stigmatisés, caricaturés, les médecins se plaignent de l’être au lendemain d’une série sans précédent de démêlés judiciaires pour cause d’erreurs médicales.

Dans les jours qui ont précédé, deux grosses affaires avaient provoqué l’émoi. A Gabès, un médecin anesthésiste venait d’être arrêté – il sera condamné plus tard à un an de prison ferme – à la suite d’une transfusion sanguine calamiteuse dans une clinique privée qui avait entraîné la mort d’un patient venu se faire opérer de la hanche.

Présentation de notre série : Tunisie : « Et sinon la santé, ça va ? »

A Sousse, une pédiatre « résidente » (interne) de l’hôpital public avait également été arrêtée après la mort d’un nouveau-né prématuré dont la famille estime qu’il a été transféré à la morgue avant son décès. Deux exemples parmi d’autres. « Les médecins estiment qu’ils ne travaillent plus en sécurité, déplore Mounir Youssef Makni, président du Conseil national de l’ordre des médecins. Il n’y a plus de confiance. Ils se disent : ce sera peut-être mon tour la prochaine fois. » Le 14 mars, la profession a observé un mot d’ordre de grève à l’appel de ses divers syndicats afin de protester contre ces diverses arrestations.

« Rendre des comptes »

C’est l’une des conséquences du « printemps » tunisien de 2011. La culture des droits, en l’occurrence ceux des patients, fait souche. L’époque n’est plus à une certaine soumission sociale inculquée sous l’ère autoritaire de Habib Bourguiba et Zine El-Abidine Ben Ali. Les patients ou leur famille regimbent de plus en plus, saisissent la justice en cas de faute médicale. Une situation inédite en Tunisie. « Les médecins ne sont pas habitués à faire l’objet de plainte, explique Abderrahmen Bargaoui, un jeune médecin anesthésiste de Tunis. Cela les choque, ils ont peur. » Ce nouveau sentiment d’insécurité est d’autant plus vif que la dégradation des conditions de travail dans l’hôpital public multiplie de fait le risque d’erreurs fatales.

Le choc est rude pour une profession médicale qui a longtemps bénéficié d’une forme d’impunité, en tout cas de solides protections. Dans un proche passé, nombre d’affaires étaient étouffées. « La corporation médicale doit réaliser qu’après avoir superbement ignoré l’environnement dans lequel elle évoluait, au nom d’une sacro-sainte altesse de la vérité scientifique et de protections politiques dont elle a pendant des années bénéficié, elle doit désormais rendre des comptes concernant l’exercice professionnel », écrit Mounir Hanablia, cardiologue à la Marsa et à Gammarth (nord de Tunis) dans une tribune au site en ligne Kapitalis. « Le plus difficile, poursuit-il, sera de convaincre tous les privilégiés qui accaparent les ressources de l’activité professionnelle, de se conformer à des normes de travail respectant la sécurité des patients. Il y a des anesthésistes réanimateurs dans les cliniques qui prennent simultanément en charge l’induction et la surveillance anesthésique de plusieurs malades et, fatalement, un jour un accident finit par se produire. »

Face à la montée de ce risque médico-légal, les médecins demandent depuis des années l’adoption d’une loi sur la responsabilité médicale afin d’en finir avec une situation où l’erreur médicale et l’aléa thérapeutique sont régis par le Code pénal général. La récente chronique judiciaire a relancé cette vieille revendication. « Il s’agirait de l’équivalent de la loi Kouchner en France [loi de 2002 relative aux droits des malades et la qualité du système de santé] », explique Habiba Mizouni, secrétaire générale du Syndicat national des médecins, médecins dentistes et pharmaciens hospitalo-universitaires. Selon elle, Il faut à la fois « améliorer l’information des patients », « mettre en place des mécanismes de compensation en cas de préjudice » mais aussi établir que « les médecins ne peuvent être arrêtés qu’en cas de faute avérée ». « Il faut que ceux-ci se sentent en sécurité », poursuit-elle. Dans les récentes affaires, des médecins ont fait l’objet d’arrestations préventives avant l’aboutissement de l’enquête.

« Médecine défensive »

En attendant l’adoption d’une telle loi, l’« insécurité » dont les médecins se plaignent modifie déjà les attitudes. Certains actes se font plus sélectifs. « Les médecins sont tentés d’éviter les interventions compliquées », observe M. Makni, du Conseil de l’ordre. « On sent se développer une médecine défensive où les médecins cherchent à se protéger, ajoute Mme Mizouni. En cas de grossesse difficile par exemple, le gynécologue privilégiera la césarienne, car il ne veut prendre aucun risque. » Autre exemple, dans le cas d’une appendicite, le chirurgien réclamera au préalable, non plus seulement un diagnostic clinique, mais le recours au scanner ou à l’échographie. Les coûts en seront augmentés d’autant.

A plus long terme, c’est l’avenir de certaines filières qui pourrait en souffrir. Le danger est que les spécialités dites « sensibles » parce que mettant en jeu le pronostic vital – anesthésie, gynécologie obstétrique, chirurgie générale, etc. – soient boudées par les étudiants, en tout cas ceux dont le rang à l’issue du concours leur permet de choisir des spécialités plus « sûres ». « Il y a un risque de déclassement de ces spécialités sensibles », avertit Abderrahmen Bargaoui, le jeune médecin anesthésiste. Déjà, certains postes disponibles ne sont pas pourvus, en médecine d’urgence par exemple. « Sur la longue durée, on risque de manquer en Tunisie de ces spécialistes-là », redoute Aymen Bettaïeb, responsable de la communication de l’Organisation tunisienne des jeunes médecins. La montée du risque médico-légal, point de rencontre de la nouvelle culture des droits et des dysfonctionnements de la santé tunisienne, n’a pas fini de produire ses effets.

Le sommaire de notre série Tunisie : « Et sinon la santé, ça va ? »