Le quartier habituellement calme des ambassades à Washington, aux Etats-Unis, a été le théâtre d’une bagarre généralisée, mardi 16 mai, entre d’un côté militants kurdes et opposants au régime turc, et de l’autre des partisans du président turc Recep Tayyip Erdogan et plusieurs de ses gardes du corps.

Neuf personnes ont été blessées, dont deux ont été hospitalisées, et deux autres ont été arrêtées après ces violents affrontements devant la résidence de l’ambassadeur turc où se trouvait M. Erdogan, en visite officielle dans la capitale américaine. Il s’agit de citoyens américains interpellés pour violence contre des représentants de l’ordre, selon la police de la ville. Les gardes du corps turcs, filmés en train de cogner des manifestants, d’en frapper d’autres au sol et de bousculer des policiers américains, n’ont pas été inquiétés.

Etats-Unis: affrontements violents entre les gardes du corps d'Erdogan et des manifestants
Durée : 01:05

Des insultes à la bataille rangée

Les premiers incidents ont commencé avant l’arrivée du président turc. En face de l’ambassade, deux groupes se faisaient face de chaque côté de la rue, avec la police locale au centre :

  • D’un côté des manifestants kurdes et anti-Erdogan déployant des drapeaux du Parti de l’union démocratique (PYD), considéré comme un groupe terroriste par Ankara, mais aidé militairement par les Etats-Unis, et des photos de Selahattin Demirtas, politicien kurde incarcéré.
  • De l’autre, des manifestants soutenant le régime d’Erdogan, avec des drapeaux turcs, auquel sont mêlés des hommes en costumes bleu foncé, les gardes du corps du président.

Le double rassemblement s’est déroulé pendant plusieurs heures sans incident avant de basculer dans la bataille rangée. Les premiers accrochages ont commencé quand les deux camps ont commencé à s’insulter et des projectiles à voler :

Sur une deuxième vidéo diffusée par l’ONG Voice of America, on voit les premiers échanges de coups et les premiers blessés de chaque côté de la rue. On voit aussi les quelques policiers rapidement dépassés et la présence plus importante des fameux gardes du corps :

Sur une troisième vidéo, celle qui a été le plus reprise dans les médias, la situation dégénère complètement. Les manifestants pro-Erdogan et les gardes du corps fondent sur les opposants et commencent à les frapper violemment. Ceux qui tombent au sol reçoivent des coups de pieds, les autres sont pris à partie par des groupes d’hommes qui font pleuvoir les coups :

Les bagarres durent plusieurs minutes après le rush initial et s’étendent à tout le parc adjacent à la résidence, le temps que la police tente de restaurer un semblant d’ordre. Ici, une vidéo diffusée par le Comité national arménien d’Amérique (ANCA) :

La police de Washington parlera d’« une attaque brutale » contre « des manifestants pacifiques ». Deux personnes ont été hospitalisées pour blessures graves. Leurs photos seront largement diffusées par les ONG et les militants anti-Erdogan aux Etats-Unis. Seyid Riza Dersimi a été violemment frappé alors qu’il tenait un mégaphone.

Ceren Borazan, une étudiante de 26 ans, a été étranglée et insultée par un homme au costume bleu foncé et par un autre portant le drapeau turc.

Impunité et identification sur les réseaux

On voit bien sur les vidéos que les personnes responsables de l’escalade et de la violence sont en grande partie des hommes identifiés comme des gardes du corps de M. Erdogan, tous habillés dans le même costume bleu foncé et portant cravate, la majorité avec un petit insigne sur la poitrine, certains avec une oreillette.

Le site Bellingcat, connu pour son fact-cheking à partir de photos et de vidéos, a isolé et agrandi les passages des vidéos pour bien montrer que ceux qui frappaient les hommes et les femmes à terre, ignoraient ou bousculaient les policiers en uniforme, faisaient partie de la protection rapprochée présidentielle.

Ici, « un homme qui a été vu près de la voiture officielle frappe une femme à terre en passant ».

Là, « on peut voir voler une oreillette après que cet homme ait frappé l’homme avec le mégaphone au visage ».

L’implication des gardes du corps a ensuite été confirmée par des responsables américains, qui ont noté que certains d’entre eux étaient armés pendant l’affrontement. Elle a également été confirmée par les médias officiels turcs, qui ont rejeté la faute des incidents sur les sympathisants kurdes, qualifiés de groupes « terroristes ».

Le département d’Etat américain, qui a fait part « de ses plus vives inquiétudes » à Ankara, a annoncé que ses services « allaient continuer à travailler à l’identification des personnes soupçonnées d’avoir pris part à l’altercation ». A l’heure actuelle, aucun d’eux n’a été arrêté.

Pour dénoncer cette impunité, activistes et ONG anti-Erdogan ont lancé un hashtag, #ArrestErdogansBodyguards (« arrêtez les gardes du corps d’Erdogan »), pour essayer à la fois de les identifier, en s’appuyant sur l’intelligence collective des réseaux, et de mettre la pression sur les autorités américaines pour réagir.

Des images où les visages des auteurs présumés des violences sont entourés en rouge ont largement circulé, essentiellement sur les réseaux américains.

Certains ont pu identifier sur place Halil Mutlu, le cousin d’Erdogan, d’autres ont ralenti au maximum les images des passages à tabac ou ont partagé des captures d’écran pour faciliter l’identification des auteurs.

En Turquie, les partisans d’Erdogan ont lancé leur propre hashtag, #PKKyaOsmanlıTokadı (« claque ottomane pour le PKK), pour, comme le dit l’un d’entre eux, « dire notre satisfaction après avoir vu cette vidéo ».

Le selfie qui se retourne contre ses auteurs

Bellingcat a lancé un appel pour récupérer toute image tournée le 16 mai à Washington et, surtout, tout enregistrement préalable des membres de la protection rapprochée de Recep Tayyip Erdogan. « Beaucoup de ces individus sont soupçonnés d’avoir participé à d’autres incidents similaires à l’étranger », écrivent-ils.

En effet, ce n’est pas la première fois que les gardes du corps présidentiels turcs s’en prennent à des manifestants opposés à leur patron :

Deux jours après le tabassage des militants kurdes, les gardes du corps sont tous rentrés en Turquie avec la délégation officielle. L’impunité dont ils se sentent visiblement entourés peut s’expliquer, comme le rappelle NBC, par le fait qu’ils disposent d’une immunité diplomatique, au même titre que ceux qu’ils sont censés protéger et ne peuvent donc être poursuivis en justice.

Elle peut aussi s’expliquer, selon l’ancienne ambassadrice américaine à l’ONU, Samantha Power, par le fait « qu’ils s’inspirent des méthodes de répression utilisées dans leur pays » et « qu’ils savent qu’Erdogan les protégera toujours ».

On peut aussi illustrer cette impunité par une simple photo, ce selfie pris par ces mêmes gardes du corps, « visiblement en train de quitter les Etats-Unis », précise Bellingcat, peu de temps après avoir passé à tabac des manifestants, dont certains sont des citoyens américains.

Le selfie aura eu un effet imprévu : il a donné de nouvelles pistes à ceux qui tentent de les identifier.