Cannes contre Netflix, combat d’arrière-garde ?
Cannes contre Netflix, combat d’arrière-garde ?
Editorial. Entre l’inflexibilité de la plate-forme de vidéo à la demande et le conservatisme de certains secteurs du cinéma français, il est nécessaire de préserver à la fois la diversité de la création et les nouvelles pratiques culturelles.
Editorial du « Monde ». Les applaudissements qui ont conclu la projection de presse d’Okja, à Cannes, le 19 mai, ont rendu plausible le cauchemar des organisateurs du Festival. Et si le film du réalisateur coréen Bong Joon-ho remportait la Palme d’or ? Non qu’il ne la mérite pas, mais, sauf en Corée du Sud et dans quelques salles américaines et anglaises, Okja ne sera visible que sur Netflix, donc sur de petits écrans.
La plate-forme américaine de vidéo à la demande sur abonnement (SVoD, pour reprendre l’acronyme anglais) a produit le film, et sa doctrine est inflexible : « Le consommateur doit avoir le choix entre regarder un film chez lui ou en salle », répètent à l’infini les dirigeants de la multinationale, Reed Hastings et Ted Sarandos, forts de leurs 100 millions d’abonnés de par le monde.
Pour eux, il est possible de faire du cinéma sans en montrer le produit dans une salle. Pour Pedro Almodovar, le président du jury du 70e Festival de Cannes, c’est une hérésie. Pour les exploitants français, qui ont obtenu du Festival qu’il inscrive dans son règlement une obligation de sortie en salles pour les films de la compétition à partir de 2018, c’est une impossibilité.
La législation française impose, en effet, un délai de trente-six mois entre la distribution d’un film dans les cinémas et sa mise à disposition sur les plates-formes de SVoD. Quant aux propriétaires de salles de cinéma, ils estiment cette période d’exclusivité nécessaire à la préservation de leur secteur d’activité. On peut d’autant mieux entendre cet argument que la France dispose du réseau de salles le plus dense au monde, qui permet l’accès à une offre cinématographique d’une diversité sans commune mesure avec ce que l’on trouve dans le reste de l’Europe et, a fortiori, aux Etats-Unis.
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Habitude de satisfaction immédiate
C’est grâce à cette chronologie des médias, à l’aide aux salles, au Festival de Cannes – autre institution appuyée par l’Etat –, bref à tout l’édifice du soutien public au cinéma, qu’en France Ken Loach, Pedro Almodovar ou François Ozon peuvent se mesurer avec Ridley Scott, Michael Bay ou J.J. Abrams. Mais ce système a fini par atteindre ses limites. L’assurance d’une sortie en salles, qui est presque la règle pour les films produits par le système français, n’est plus la garantie de l’accès au public.
Le nombre de titres à l’affiche chaque semaine (souvent une quinzaine), la nécessité pour les salles d’assurer la rotation des films pour garantir une offre renouvelée aux spectateurs assidus, souvent titulaires de cartes d’abonnement, aboutissent à ce que les films ne fassent que passer à l’affiche, avant même que les spectateurs aient le temps de se décider à les voir. S’ils ne sont pas assez vifs, il leur faudra attendre trente-six mois pour les retrouver sur leur plate-forme favorite, un délai incompatible avec l’habitude de satisfaction immédiate des envies qu’a instaurée l’usage d’Internet.
Entre l’inflexibilité de Netflix, qui refuse toute implication publique dans ce qui n’est – pour la multinationale – qu’une affaire de choix individuel, et le conservatisme de certains secteurs du cinéma français, qui refusent de voir que la politique de soutien fait de plus en plus de laissés-pour-compte, il y a de la place pour une négociation collective, tenant compte avant tout de la nécessité de préserver la diversité de la création, mais aussi des nouvelles pratiques culturelles. Faute de quoi le cinéma français risque fort de mener une bataille d’arrière-garde.
Festival de Cannes 2017 : « Okja » de Bong Joon-ho, un monstre attachant et une satire du capitalisme
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