Dans le dernier bidonville de Paris
Dans le dernier bidonville de Paris
Par Pierre Bafoil
Plus de deux cents personnes vivent dans des conditions insalubres en contrebas du boulevard Ney, dans le nord de la capitale, au gré des expulsions et des réinstallations. Dans une indifférence quasi générale.
« Il y a un problème ? », articule dans un français hésitant une femme d’une soixantaine d’années enveloppée dans une robe de couleur, visage buriné et cheveux grisonnants. « Non aucun, on vient juste voir les mamans et les enfants », la rassure Nathalie Jantet, bénévole du Secours catholique. Elle reçoit en retour un sourire fatigué qui dévoile des dents en argent. La grand-mère se rassoit doucement. Autour d’elle, des enfants courent et crient dans le dernier bidonville de Paris, en contrebas du boulevard Ney, sur les rails de l’ancienne petite ceinture. Entre la porte de la Chapelle et celle de Clignancourt, dans le 18e arrondissement de Paris. Exclusivement habité par des Roms.
Pour y accéder, il faut passer par un trou dans la clôture, sous un pont où passent les trains qui vont vers le nord. Dans l’obscurité, la première chose qui prend au cœur, c’est l’odeur. Entre relents d’humidité boueuse, de nourriture et de déchets. Apparaissent ensuite les cabanes. Plus d’une centaine, faites de bois et de tôles, de part et d’autres des rails. Des enfants entrouvrent les portes pour jeter un œil curieux, des hommes et des femmes sont assis sur des fauteuils devant les habitations de fortune.
Sisyphe et son rocher
Le bidonville s’est construit en décembre 2013, sur un terrain appartenant à SNCF Réseau. L’entreprise introduit régulièrement des recours pour récupérer son terrain. Depuis lors, il est évacué, détruit, réinvestit. Nathalie Jantet suit les habitants du site depuis le début. Elle se rappelle la première expulsion, en mars 2014, des cabanes détruites et des plots de béton installés par la SNCF pour empêcher le retour des familles. Et puis leur réinstallation, en 2015, la deuxième évacuation, en 2016, puis la troisième, en février, il y a trois mois. Jusqu’à ce qu’ils reviennent, début mai. « Ce bidonville, c’est Sisyphe avec son rocher », dit Gérald Briand, adjoint à la mairie du 18e, chargé des affaires sociales.
Aujourd’hui, entre deux cents et trois cents personnes se sont réinstallées. Environ quatre-vingts cabanes sont habitées. « Il y a un noyau dur, composé d’une famille de sept enfants adultes et de vingt-sept petits-enfants, raconte Nathalie Jantet. Ceux-là sont installés depuis quelques années, d’abord à Aubervilliers, puis ici. Ils ne veulent pas partir, ils n’ont pas confiance. » Ils viennent de la grande banlieue de Bucarest, en Roumanie.
« Ils se méfient »
Sebastian [le prénom a été modifié] est l’un des sept enfants. En France depuis une quinzaine d’années, il était dans les premiers à s’installer dans ce bidonville avec sa famille. « Je ne veux pas partir d’ici, tranche-t-il. Mes trois enfants sont nés ici, ma vie est ici. » Les conditions de précarité, le jeune homme de 30 ans s’en accommode. Il a vu pire. « On n’est pas si mal ici, au moins, on a de la place, il fait chaud », sourit-il en poussant la porte de sa cabane. Une quinzaine de mètres carrés, avec deux lits disposés perpendiculairement. L’intérieur est un peu décoré, le sol orné d’un tapis.
« On est cinq à vivre ici », explique le jeune père de famille, qui travaille dans un bazar porte de la Chapelle. « Grâce à cela, je peux m’habiller », soutient-il, montrant sa veste en similicuir rouge. Ses enfants étaient scolarisés avant l’expulsion de février. Nathalie Jantet est venue pour lui dire de les remettre à l’école. Sebastian n’est pas convaincu. Il accepte finalement de se rendre à l’école le lundi suivant, circonspect. « Juste pour voir. »
La question de la scolarisation est récurrente chez les Roms. « On est toujours dans l’urgence, on n’a jamais le temps, déplore Mme Jantet. Une fois qu’on a réussi à scolariser les enfants, les familles sont expulsées plus loin. Forcément, les parents se méfient. » Une dizaine d’enfants du bidonville sont scolarisés, sur les soixante qui y vivent.
« Jusqu’à ce qu’ils nous dégagent »
Nathalie Jantet poursuit son chemin à travers le bidonville. A son passage, de nombreux enfants viennent lui serrer la main. La bénévole s’enquiert de la santé de l’un, des problèmes de papiers de l’autre. Un instant, elle disparaît furtivement dans une cabane pour voir une jeune maman enceinte. Dans cette partie du bidonville, les gens viennent plutôt du nord de la Roumanie. Eux ne veulent pas rester. Voicu a 22 ans, dont deux ans et demi passés en France. Il aimerait être relogé dans un hôtel. « Mon épouse est dans un hôtel pour femmes, je veux la rejoindre », explique-t-il dans un français parfait.
Quand on lui demande comment ça se passe, il s’énerve. « Comment voulez-vous vivre ici ? Il n’y a pas de douche, pas d’hygiène. Il y a des maladies. » L’an passé, des cas de tuberculose ont été signalés. Mais Voicu reste là, « parce que c’est le mieux pour l’instant ». Il fixe tristement les cabanes du regard, avant de lâcher : « Jusqu’à ce qu’ils nous dégagent encore. »
La SNCF Réseau est en procédure contre le bidonville depuis 2013. « Entre les premières instances et les appels, ce sont des procédures non-stop », raconte Julie Launois, l’avocate de la communauté. Une nouvelle audience est prévue le 31 mai, qui devrait décider d’une énième expulsion. Contactée, la SNCF n’a pas répondu à nos sollicitations.
Expulsés dans quelques mois
« Pourtant, dans ce bidonville, il y a des projets », regrette l’avocate. Une partie des familles sont organisées dans l’association Les Bâtisseurs de cabanes. « L’objectif est de loger les habitants dans des maisons construites dans le cadre de chantiers écoles », explique Olivier Leclercq, architecte de l’association Actes et Cité, qui a dessiné les maisons du projet. « Ils seraient logés de façon plus pérenne, pour pouvoir après s’installer quelque part et s’intégrer et surtout, en les construisant, ils apprendraient un métier dans le BTP. »
L’architecte espère que la mairie entendra leur voix et leur accordera un terrain. « On est en train de voir », répond Gérald Briant, de la mairie du 18e. Mais pour l’instant, c’est le bidonville la priorité. « On ne veut pas le pérenniser. » Il y a quelques mois, il y a eu un incendie. « C’est trop dangereux, il faut qu’ils aillent ailleurs. » Mais où ?
L’élu ne sait pas. Les places d’hôtel sont rares et souvent éloignées. Il n’est pas très optimiste. Même s’il note des améliorations depuis quelques années, lui aussi pense que « le problème des Roms » n’est pas pris à sa juste mesure. « C’est honteux la façon dont ces gens sont traités », tranche l’élu de quartier. Il fait le parallèle avec les migrants, très présents dans cet arrondissement de la capitale. « Vu ce qu’on a fait pour les migrants, on devrait pouvoir régler la situation des Roms si on s’en donnait les moyens. Le problème, c’est qu’on les a tellement expulsés et malmenés qu’ils se méfient. »
A la sortie du bidonville, du côté de la porte de Clignancourt, quelques jeunes d’une vingtaine d’années transportent des meubles récupérés dans la rue. « Même s’il y a une nouvelle expulsion probable à la fin du mois, ils continuent », glisse doucement Mme Jantet. Dans le dernier bidonville de Paris, Sisyphe continue toujours de pousser son rocher.