Mort de Gregg Allman, âme torturée du rock sudiste
Mort de Gregg Allman, âme torturée du rock sudiste
Par Bruno Lesprit
Avec The Allman Brothers Band, groupe marqué par les tragédies et les addictions, le musicien américain avait révolutionné le blues-rock au début des années 1970.
Gregg Allman derrière son orgue, lors d’un concert à Macon, Géorgie, le 24 août 1978. | Jerome McClendon / AP
Figure centrale du rock sudiste, en vogue dans les années 1970, le musicien américain Gregg Allman est mort samedi 27 mai à son domicile de Savannah, en Géorgie, Etat où s’était formé le groupe qui porte son patronyme, The Allman Brothers Band. Celui-ci a laissé au rock, un de ses plus fameux live, le double At Fillmore East, capté à New York en mars 1971. Agé de 69 ans, Gregg Allman souffrait d’un cancer du foie et avait dû annuler des concerts cette année.
Il avait eu néanmoins le temps de publier en 2012 son autobiographie, My Cross To Bear, dont le titre ne relevait pas de l’exagération. Sa vie fut en effet un chemin de croix, marqué par deux drames. Le premier intervient alors qu’il est âgé de deux ans, la perte de son père, un militaire tué par balle lors d’une tentative de vol de voiture dans le Tennessee. Et son modèle, son frère Duane, d’un an son aîné, mourra lui aussi tragiquement, le 29 octobre 1971.
Prodige de la guitare slide, Duane Allman, 24 ans, se tue à moto à une intersection de Macon (Géorgie), quelques mois après la sortie d’At Fillmore East. The Allman Brothers Band aurait pu ne jamais s’en remettre, d’autant, qu’un an plus tard, c’est au tour du bassiste, Berry Oakley, de disparaître au même âge, dans des circonstances identiques et à quelques centaines de mètres du précédent accident... Tout le mérite de Gregg Allman aura été de poursuivre, contre le sort, l’existence de ce groupe maudit, en mémoire de ses disparus.
Fratrie rebelle
A l’origine de l’« ABB », il y a donc la fratrie Allman, dont l’esprit de rébellion est soudé par une enfance passée dans une académie militaire. A peine adolescents, les frères ont une révélation en 1959 : lors d’une revue à Nashville (Tennessee), ils découvrent Jackie Wilson, Otis Redding, B.B. King et Patti LaBelle. Et Gregg Allman s’éprend d’un instrument, l’orgue électrique Hammond, qu’il ne tarde pas à apprivoiser en écoutant assidûment le jazzman Jimmy Smith, sans pour autant négliger la guitare. Comme son frère ne sait discourir qu’à travers sa six-cordes, il doit aussi s’improviser chanteur, ce dont il s’acquittera avec un timbre légérement erraillé et épuisé, celui d’un vieillard alors qu’il est dans la force de l’âge.
L’Allman Brothers Band est paradoxal comme fondateur du rock sudiste : il échappe à tous les stéréotypes que véhicule le genre. Entièrement centré sur la musique, il ne cultive aucune nostalgie pour Dixie, aucun esprit de revanche par rapport au Nord, et ne déploie pas de drapeau confédéré – contrairement à l’autre grande formation, Lynyrd Skynyrd. Les Allman, qui jouent avec Jamoe, un batteur noir, sont d’abord et avant tout des amoureux éperdus du blues, matrice principale de leur art.
Afin d’échapper à la conscription et surtout à la guerre du Vietnam, Greg Allmann n’hésite pas à se tirer une balle dans le pied. Avec son frère, il se forme dans les bars et les clubs de Floride, avant de se fixer à Macon, la ville d’Otis Redding. Là naît l’Allman Brothers Band, sextuor complété par le guitariste Dickey Betts et un deuxième batteur-percussionniste, Butch Trucks.
Blues crépusculaire et incendiaire
Son premier album, publié fin 1969 sur Capricorn Records, un label local qui deviendra la référence du genre, est l’acte de naissance du « southern rock ». On y entend un mélange semblant parfaitement naturel, de blues-rock virtuose, de tradition country et de liberté jazz – Duane Allman et Jaimoe étant fans de John Coltrane. L’objet comprend cinq compositions de Gregg Allman, alors unique songwriter, écrites lors de promenades au Rose Hill Cemetery de Macon – où sont aujourd’hui enterrés, côte à côte, son frère et Oakley. Dont le classique Whipping Post (« pilori »), un blues à la fois crépusculaire et incendiaire, qui s’étendra sur une face entière dans At Fillmore East.
Ce coup de maître passe inaperçu, contrairement au chef d’œuvre Idlewild South (septembre 1970), produit par Tom Dowd, collaborateur de Coltrane et Ray Charles. Greg Allman n’est plus seul à écrire, le cimetière précité inspirant aussi à Dickey Betts le grandiose instrumental In Memory of Elizabeth Reed. Le cadet des Allman laisse, lui, Midnight Rider, la chanson dont il était le plus fier, évocation d’un desperado en cavale, qui n’a plus qu’un dollar en poche mais ne se laissera pas prendre. Le riff de guitare sèche est magistral, autant que les congas, l’orgue et les entrelacs de guitares en extase.
Mais c’est sur la route que le groupe bâtit sa réputation, en donnant près de 300 concerts rien que sur l’année 1970. Il peut s’adonner à ces improvisations qui feront la gloire d’At Fillmore East, une des plus fortes ventes de 1971. L’entrée de l’Allman Brothers Band dans le rockstar system ne contribue malheureusement pas à améliorer la toxicomanie de ses membres.
Gregg Allman sort de la première de ses innombrables cures lorsqu’il apprend la mort de son frère. Dévasté, il décide de poursuivre l’aventure, ce qui consiste dans un premier temps à terminer l’album commencé avec le disparu. Dans les bacs en février 1972, Eat a Peach est un double mêlant studio et live, Gregg Allman s’illustrant avec Ain’t Wasting Time, une réflexion sur la vie dont il convient de profiter, et une belle ballade, Melissa, qu’il a chanté aux obsèques de son frère. Le génie de celui-ci s’exprime à titre posthume sur la reprise en concert du One Way Out d’Elmore James.
Machine à cash
Après la mort de Berry Oakley, la résilience du groupe est une nouvelle fois mise à l’épreuve. La réaction sera la même, à l’été 1973, avec l’album Brothers and Sisters, son plus grand succès commercial. Il est marqué par la prise de pouvoir de Dickey Betts, Allman étant occupé par un projet solo, Laid Back, publié dans la foulée. De quoi affaiblir la cohésion de l’Allman Brothers Band, devenu une énorme machine à cash, qui se déplace en Boeing et sacrifie à toutes les exigences du « rock’n’roll way of life ». Même si on le confond parfois, en raison de sa longue tignasse blonde, avec le claviériste mégalomane Rick Wakeman, Allman rejoint en outre la catégorie des « beautiful people » en épousant en 1975 la chanteuse Cher. Avec elle, il aura un fils et enregistrera un album sous le nom de Allman and Woman en 1979. Le résultat est « atroce », selon ses termes, et avec le recul.
Gregg Allman, lors de l’inauguration de l’Allman Brothers Band Museum à Macon, Géorgie, en avril 2010. | Grant Blankenship / AP
Miné par les rivalités et des montagnes de cocaïne, l’Allman Brothers Band se dissout après un premier raté, l’album Win, Lose or Draw, en 1975. Mais ce qui provoque directement son implosion est le procès de son road manager, piégé par une enquête sur un réseau de drogue. Gregg Allman témoigne contre lui et est, en conséquence, décrété infréquentable par ses camarades. Il devient le leader du Gregg Allman Band... jusqu’à la reformation de l’Allman Brothers Band dès 1978. Tout est pardonné mais le rock sudiste est passé de mode.
La formation se repose sur ses lauriers, sa saga devenant une succession pénible de disputes et de réconciliations. Pour ne rien arranger, Allman doit désormais lutter contre un alcoolisme dévastateur. A la surprise générale, il obtiendra un numéro 1 en 1987, catégorie rock mainstream, avec sa chanson I’m No Angel – une confession qui ne surprit personne. En 2011, il avait livré, avec la complicité du producteur T. Bone Burnett, un ultime album tout à fait estimable, Low Country Blues. Des reprises de cette musique qui fut l’affaire de sa vie.