Ion Tiriac, au côté de Boris Becker, dans sa loge de Roland-Garros, en juin 2012. | PASCAL GUYOT / AFP

A 78 ans, il est probablement l’un de ceux à avoir vu le plus de matchs sur le Central de Roland-Garros, depuis sa loge située au premier rang, juste au-dessus de l’entrée des joueurs. Ion Tiriac, ancien 55e joueur mondial, vainqueur du double à Paris en 1970 avec son compatriote Ilie Nastase, est aujourd’hui l’une des plus grosses fortunes de Roumanie. Il y a fondé la première banque privée, Banca Tiriac, et possède entre autres la compagnie aérienne Tiriac Air et les assurances Allianz-Tiriac. L’homme d’affaires à la barbe fleurie, ancien coach de Vilas, Becker, Ivanisevic ou Leconte, est adepte du franc-parler, quitte à nourrir des polémiques.

Vous êtes l’un des spectateurs les plus assidus du tournoi : cette loge au premier rang du Central, depuis quand l’occupez-vous ?

Les deux loges que je possède aujourd’hui, dont celle au-dessus de l’entrée des joueurs, je les ai achetées dans les années 1970. Mais la genèse remonte à 1959, lors d’une rencontre de Coupe Davis France-Roumanie ici. Il y avait à l’époque seulement 13 loges et personne ne les achetait. Un jour, j’ai dit à Philippe Chatrier [président de la Fédération française de tennis de 1973 à 1993] qu’il ferait mieux de construire entre 500 et 1 000 loges car dans un tournoi comme ça, 20 % des gens te rapportent 80 % des revenus, et 80 % des gens ne t’en rapportent que 20 %. Il m’avait pris pour un fou mais j’avais 300 % raison.

Roland-Garros est une marque que l’on peut comparer à Ferrari ou Mercedes. Je ne sais pas s’il existe en France une marque plus exclusive que Roland-Garros. Or, les gens achètent toujours les choses qu’ils ne peuvent pas trouver au supermarché, exclusives et limitées. Il n’y a qu’une année où je n’ai pas payé mes loges, c’est quand je me suis disputé avec le président Chatrier à propos de leur prix, au début des années 1980. Je trouvais ça trop cher.

Justement, combien ça coûte une loge comme ça ?

J’ai les moyens de me les payer, mais je ne sais même pas aujourd’hui combien ça me coûte, car ce n’est pas moi qui gère ça. Mais vous n’avez qu’à demander, c’est public [en réalité, la FFT n’a pas souhaité communiquer sur ce montant]. La plupart du temps, mes deux loges sont vides, comme ça, si quelqu’un vient au dernier moment – que ce soit un partenaire d’affaires, un collègue, un homme politique avec qui je suis ami, un de mes fils ou un copain avec qui j’ai joué – il a une place. Moi, j’occupe deux sièges car malheureusement je suis gros et, malheureusement, j’ai des jambes assez longues…

De votre siège, vous devez voir des détails qui échappent à d’autres…

Aujourd’hui, quand je regarde un match de tennis, les trois quarts du temps, je suis plus attentif à la technique et à la position des joueurs. Quand je discute avec mon voisin, neuf fois sur dix, si je lui dis que la balle est mauvaise, la balle est mauvaise. Avant même que le joueur frappe la balle, je sais déjà si elle va être bonne ou pas. C’est naturel, j’ai vingt-cinq ans d’expérience.

J’ai été un bon joueur de tennis, on va dire que j’étais « pas mal », j’ai gagné le double ici, mais comme entraîneur, je suis très arrogant. C’est probablement le seul talent que j’ai eu dans ma vie. Je ne suis pas mauvais dans le business, certes, mais j’avais le talent de miser sur les bonnes personnes et je ne me suis jamais trompé. Je ne suis pas modeste quand je dis ça et je ne veux pas non plus avoir l’air de prendre la grosse tête, parce que ce n’est pas correct, mais d’un autre côté, c’est une réalité. J’ai pris cinq, six « bébés » de 14, 15, 16 ans et j’en ai tous fait des numéros un mondiaux : Nastase, Vilas [en réalité, il n’a été que 2e même si le classement de 1977 a fait débat], Ivanisevic [2e lui aussi], Becker, Safin…

Quel est votre meilleur souvenir comme spectateur ici ?

J’aime quand les styles sont opposés. L’un des meilleurs matchs que j’ai vus ici c’était la demi-finale Djokovic-Federer [en 2011, remportée par le Suisse 7-6, 6-3, 3-6, 7-6]. Roland-Garros, pour moi, a une saveur particulière. Déjà, il y a cet attachement à la France. Je ne suis pas Voltaire, je ne suis pas Victor Hugo, mais j’ai appris à parler le français au bout de trois mois sans jamais l’avoir étudié à l’école. Le premier petit pied-à-terre que je me suis acheté dans ma carrière, c’était à Paris. Maintenant, j’ai un appartement que j’occupe vingt ou trente jours par an. Roland-Garros, c’est le seul tournoi où je peux me permettre de rester douze ou treize jours. Il m’arrive de faire des allers-retours dans la journée, mais je suis là quasiment toute la quinzaine. J’ai un avion qui m’attend tout le temps au Bourget et je pars et je reviens quand je veux.

Vous dites que le tennis est le sport qui a le moins changé ces dernières décennies. A quoi attribuez-vous cet immobilisme ?

Le problème avec le tennis, c’est qu’il existe des instances dirigeantes multiples. Il y a la Fédération internationale, l’ATP, la WTA, le comité des Grand Chelem… autant d’entités distinctes qui rendent le moindre changement compliqué. Le tennis a très peu changé en trente ans, hormis concernant le tie-break et le hawk-eye. Mais à Roland-Garros, je trouve ça ridicule qu’ils ne l’utilisent pas. Halep [joueuse roumaine, protégée de Tiriac], en finale contre Sharapova en 2014, on lui a volé une balle dans le 3e set. Si le hawk-eye contredit la décision de l’arbitre, elle gagne Roland-Garros et cela lui aurait changé la vie.

Quels autres changements préconisez-vous plus globalement ?

On doit changer la taille des balles. Elles devraient être de 10 % à 15 % plus grosses pour que le jeu soit plus lent et que le talent des joueurs soit beaucoup plus mis en valeur. Il serait aussi préférable de changer le système de points, par exemple, supprimer l’avantage lors des égalités. Il faudrait aussi autoriser un seul service. Le temps effectif d’un match à Roland-Garros est de 32 %. Ça veut dire que le reste du temps, on attend… Les vingt secondes pour servir ne sont jamais respectées, il faudrait peut-être mettre un chronomètre comme en basket.

Vous aviez aussi essayé de mettre en place de la terre battue bleue, en 2012, à Madrid, tournoi dont vous êtes propriétaire…

Il n’y a aucun règlement qui stipule que la terre battue doit être rouge. Mais l’ATP a dit non, car trois joueurs s’en sont plaints [allusion à Nadal, Djokovic et Federer]. Pourtant, 110 chaînes de télévision m’avaient répondu qu’on voyait entre 30 % et 35 % mieux la balle sur de la terre battue bleue.

Jusqu’à maintenant, j’ai fait tout ce que j’ai pu pour faire changer des choses, je pense que c’est au tour de gens comme Forget [directeur de Roland-Garros] et des plus jeunes que moi de prendre le relais. J’ai beaucoup parlé au nouveau président [Bernard Giudicelli], j’espère qu’il va faire des choses et prendre le tennis européen en main car Roland-Garros appartient à la FFT. Or, la FFT est la seule en Europe à disposer d’un Grand Chelem, d’un Masters 1000 et de tournois ATP 250. J’attends aussi de M. Giudicelli qu’il aborde le sujet du prize money car il y a toujours une friction entre les instances et les joueurs qui réclament toujours plus d’argent.

A propos de dotation, vous aviez exprimé l’an dernier votre désaccord sur la parité hommes-femmes. Votre position a-t-elle évolué ?

Il ne faut pas confondre le business avec les droits de l’homme [sic]. Le tennis, c’est du business. Le jour où le tennis féminin rapportera plus que le tennis masculin, alors les joueuses mériteront plus que les joueurs. Mais tant que ce n’est pas le cas, je comprends les joueurs qui disent qu’ils en ont marre de financer le tennis féminin avec l’argent du tennis masculin. Certains viennent me voir en me disant : Monsieur Tiriac, jusqu’à quand allez-vous financer les femmes avec notre argent ? Très peu le disent publiquement, même si la plupart le pensent. L’égalité des primes hommes-femmes, pour moi, ce n’est pas un procédé équitable.

Quand les sœurs Williams rayonnaient, du temps de la petite Belge [allusion à Justine Henin], ou de celui de Steffi Graf, c’était sensationnel, peut-être qu’à ce moment-là, elles auraient mérité de gagner plus. Sur les Grand Chelem, à la limite je peux comprendre qu’elles revendiquent la parité car ça rapporte beaucoup d’argent. Mais dans les tournois mixtes comme Madrid, Miami ou Indian Wells, je ne suis pas d’accord. Le jour où elles rapporteront économiquement autant que les hommes, je leur donnerai même plus d’argent que les hommes pour leur « graciosité » [sic] et leur féminité.

Vous vous occupez désormais des intérêts de Lucas Pouille avec votre associé Gérard Tsobanian : qu’est-ce qui vous a décidé à accepter cette collaboration ?

J’ai vu Lucas, et je pense qu’il a des possibilités énormes. Il doit progresser dans son jeu de jambes, dans la récupération entre les points, mais au niveau des frappes et techniquement, il a tout. Le jour où il arrivera à mettre bout à bout toutes ses qualités, il peut être un grand champion. Je pense qu’il peut gagner un Grand Chelem, oh oui.

En termes de personnalité, il ne ressemble absolument pas aux joueurs que vous avez pris sous votre aile…

Tous les joueurs sont différents. Vilas était le meilleur joueur de tous les temps. Talent ? 1 %. Travail ? 199 %. Il jouait entre six et huit heures par jour et il ne se plaignait jamais. Nastase ? Il s’entraînait une heure, une heure et demie maximum, il n’a jamais travaillé. Mais avec son talent, il a fait plus que tous les autres réunis. Safin ? Il a gagné l’US Open à 20 ans ! Henri [Leconte] ? C’était un fou sympa. Mais vous savez, j’ai été un dictateur, je ne perdais pas mon temps si le joueur ne voulait pas faire ce que je voulais.

L’Argentin Guillermo Vilas au côté de son entraîneur Ion Tiriac en juin 1982 lors d’un entraînement à Roland-Garros. | STRINGER / AFP

En parlant de Nastase, il a récemment soulevé l’indignation en tenant des propos racistes (à l’encontre de Serena Williams) et insultants (envers l’équipe britannique et l’arbitre) à l’occasion du match de Fed Cup entre son équipe et la Grande-Bretagne. Vous ne l’excusez tout de même pas ?

Nastase, ce n’est pas un saint, O.K. Mais de là à l’accuser d’être raciste ou vulgaire… Avant de juger quelqu’un, il faut attendre d’être jugé. Dans toutes les démocraties du monde, jusqu’à ce qu’un tribunal te condamne, tu es innocent. C’est la personne la plus gentille, généreuse et sociable que je connaisse. Il n’a pas deux poumons, il a deux cœurs, c’est ça Monsieur Nastase.

Nastase s’est lancé en politique. Vous-même n’y avez-vous pas été tenté ?

Je pense sans modestie qu’au début des années 1990 [après la chute de Ceausescu], cela aurait été assez facile pour moi d’accéder à la présidence. Mais je n’ai pas eu le courage. Je ne me sentais pas capable d’avoir le sort de 22 millions de Roumains entre mes mains. On m’a toujours proposé, jusqu’à il y a six mois encore, de prendre des responsabilités politiques, mais depuis 1990, je n’y touche pas. Et je n’ai qu’une parole.

Que pensez-vous de l’association Djokovic-Agassi ?

Je ne peux pas commenter, je ne sais pas de quelle association on parle. Je n’ai pas d’avis, jusqu’à aujourd’hui, je n’avais jamais vu Agassi comme entraîneur. Je ne peux pas me permettre d’avoir une opinion sur quelque chose dont je ne connais pas les détails. Association de quoi ?

Il a dit qu’il le conseillait sur ce tournoi…

Si M. Djokovic doit être conseillé, alors il est dans un état très, très précaire… Mais c’est un très grand sportif.

Mais vous savez, aujourd’hui, je suis très loin du tennis, ça représente moins de 5 % de ma vie, j’ai d’autres business. Je travaille vingt-six heures par jour, pas vingt-quatre. J’ai 78 ans et je n’ai pas été aussi intelligent que Nastase pour ne pas travailler après ma carrière. Les seules vacances que je prends, je vais chasser en Afrique, au pôle Nord… partout dans le monde. Je chasse tout ce qui est permis [sic] : l’éléphant, en cinquante ans, j’en ai tué deux, je chasse des buffles, des lions, des ours…