Deux immenses robots glissent le long du plafond, pendant qu’un autre, plus petit, prépare des briques et les dépose délicatement sur un tapis roulant. De manière lente et contrôlée, les deux bras articulés disposent une à une des briques rouges sur un mur sinueux dans une sorte de ballet mécanique. Leurs mouvements sont d’une géométrie parfaite, si bien qu’aucun ciment ne sera nécessaire pour souder l’édifice. Autour, des étudiants commentent le travail des robots, jetant, de temps à autre, un œil sur l’ordinateur qui les pilote. Dans quelques jours, ce mur de briques rouges deviendra un labyrinthe de trois mètres de haut, construit par desrobots maçons à partir d’algorithmes conçus par des étudiants.

L’architecture du futur s’invente ici, dans le laboratoire de fabrication robotique de l’Arch-Tec-Lab, le nouveau bâtiment de l’Institut de technologie en architecture de l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich (ETH), l’une des écoles les plus avant-gardistes dans la robotisation et la fabrication numérique. Ici se dessine, se construit et s’imprime l’avenir des métiers du BTP.

A taille réelle

Coralie Ming, 28 ans, fait partie de la quinzaine d’étudiants sélectionnés pour suivre un master of advanced studies (MAS) en architecture et fabrication numérique. « Quand j’ai commencé à chercher où je pouvais approfondir mes connaissances en robotique architecturale après ma thèse à l’université de Melbourne, tout convergeait vers l’ETH en Suisse : les ­publications, les enseignants et la renommée des architectes associés », explique la jeune femme, qui a appris en quelques mois à programmer des robots. « Ce qui est dif­férent ici, c’est la dimension, le ­passage à l’échelle. Ce qui sort de l’ordinateur est à taille réelle », poursuit-ellealors que s’activent les robots à la construction du mur de briques – 765 mètres carrés sous six mètres de hauteur. Le bâtiment de l’Arch-Tec-Lab, bâti sur les fondations d’un parking, permet en effet de construire à échelle architecturale. De sa ­conception sur le logiciel BIM (Building Information Model) en 2010 à la construction du plafond en bois par des robots, l’édifice lui-même est une démonstration technologique et écologique, puisqu’il ne génère aucune émission de CO2.

« Dans la construction, nous en sommes encore aux balbutiements, mais la révolution arrive », Russell Loveridge directeur du pôle de recherche national à l’Arch-Tec-Lab

L’espace y a été pensé pour qu’étudiants, doctorants, professeurs, architectes, chercheurs d’autres disciplines se croisent, entre deux maquettes en trois dimensions ou à l’occasion d’une présentation de thèse. Tout est vaste, ouvert, transparent et en chantier permanent. Ainsi il n’est pas rare que desingénieurs de l’ETH, dont les bâtiments sont situés juste en face, viennent rendre visite aux architectes ou tout simplement flâner. Le secteur de la construction, contrairement à d’autres pans de l’économie, ne s’est pas encore massivement converti au numérique.

Le travail manuel reste prédominant sur les chantiers et la petite révolution dont les prémices se dessinent sur le campus de l’ETH peut sembler loin du quotidien des industriels. « Si l’on regarde des photos de chantiers d’il y a un siècle, on voit des ouvriers avec des outils à la main, en train de couler du béton. Cent ans plus tard, l’image n’a pas vraiment changé, contrairement à l’industrie automobile, par exemple, qui utilise massivement les robots. Dans la construction, nous en sommes encore aux balbutiements, mais la révolution arrive et les robots ne seront pas standardisés », explique Russell Loveridge, directeur du pôle de recherche national (PRN) consacré à la fabrication numérique au cœur de l’Arch-Tec-Lab, un centre de recherche doté d’un budget de 13,4 millions de francs suisses (12,3 millions d’euros) pour quatre ans.

« Grotte » et nouveaux mondes

Pour convaincre les entreprises de construction de l’importance de la fabrication numérique, l’ETH et d’autres écoles d’ingénieurs suisses participent à un projet expérimental : « The Nest - Le Nid ». Lancé en 2016, ce projet est une vitrine de l’innovation dans la construction. Il abrite plusieurs cobayes humains – des étudiants volontaires de l’Institut de recherche pour les sciences des matériaux (EMPA) – qui testent la qualité de vie dans un bâtiment qui utilise le minimum d’énergie et de ressources.

« Au bout du bras du robot, on peut changer les outils. Il peut tout aussi bien poser des briques ou couper et souder du fil d’acier »Norman Hack, doctorant de l’ETH

Outre les humains, un robot de chantier qui répond au nom d’In Situ Fabricatorest en train de faire ses premiers pas hors des laboratoires. A première vue, il n’a rien de très impressionnant : des chenilles pour se déplacer, un bras robotisé, des câbles reliés à un générateur. « Sauf que ce robot est capable d’accomplir de nombreuses tâches différentes. Au bout de son bras, on peut changer les outils. Il peut alors tout aussi bien poser des briques que couper et souder du fil d’acier », explique avec ferveur Norman Hack, doctorant de l’Institut de technologie en architecture de l’ETH, casque de chantier et ordinateur à la main.

L’autre face de cette transformation numérique, c’est l’impression 3D. L’exemple le plus saisissant se trouve au Centre Pompidou à Paris, où l’exposition « Imprimer le monde » réunit une quarantaine de jeunes artistes, designers et architectes précurseurs de l’impression en trois dimensions. Là, une« grotte » inquiétante et fascinante retient l’attention du visiteur : est-il possible qu’un architecte ait pu imaginer et réaliser ces creux, ces excavations, ces pics, ces ornements puis les imprimer ?

Dans les studios milanais des maîtres du design

« Même avec les meilleurs logiciels, l’architecte ne peut pas dessiner cette grotte, ni même l’imaginer », admet Benjamin Dillenburger, coauteur de l’œuvre et professeur d’architecture à l’ETH de Zurich. « Nous avons donc développé un algorithme pour optimiser le design, éviter les erreurs géométriques et créer une surface qui compte des milliards de facettes. Cette œuvre montre qu’avec l’aide de la machine, nous pouvons imprimer de nouveaux mondes, beaucoup plus complexes.Digital Grotesque permet également aux gens de projeter leur imagination et leur interprétation de cette forme », poursuit le chercheur. Plongée dans le noir, la grotte ressemble en effet plus à une version de la porte d’Ishtar de Babylone qui aurait été sculptée par le créateur d’Alien, Hans Ruedi Giger, qu’à un programme mathématique.