Derrière le rebondissement de l’affaire Grégory, l’aide d’une intelligence artificielle
Derrière le rebondissement de l’affaire Grégory, l’aide d’une intelligence artificielle
Le logiciel ANB (Analyst’s Notebook) a permis aux enquêteurs de réorganiser la masse de données accumulées en trente-trois ans d’enquête, pour mieux en déceler les manquements.
Conférence de presse du général de la gendarmerie nationale Olivier Kim, du procureur de Dijon Jean-Jacques Bosc, et du colonel Dominique Lambert, le 15 juin. REUTERS/Robert Pratta | ROBERT PRATTA / REUTERS
Dans une affaire aussi ancienne que celle du « petit Grégory », retrouvé mort noyé dans la Vologne le 16 octobre 1984, nulle mémoire d’homme n’est suffisante pour lister les innombrables pièces de ce dossier hors-norme, qui obnubile la France depuis trente-trois ans. C’est notamment avec l’aide d’une intelligence artificielle que l’enquête a connu un nouveau rebondissement, mercredi 14 juin, avec le placement en garde à vue de trois membres de la famille Villemin.
Ce coup de pouce informatique, c’est le logiciel ANB (Analyst’s Notebook) qui l’a fourni. Développé à partir d’une suite de logiciels créés il y a une dizaine d’années par la société I2, rachetée depuis par la société IBM, ANB est aujourd’hui utilisé dans la plupart des dossiers d’homicides. Il permet en effet de centraliser l’ensemble des données d’une enquête, et de les mettre en regard pour en déterminer les pistes de travail et les hiérarchiser.
En France, c’est après l’affaire Dutroux, avec l’aide de la police belge, que les premiers techniciens d’analyse criminelle ont été formés spécifiquement à ce métier, qui nécessite un minimum de dix ans d’expérience. « L’ordinateur ne réfléchit pas par lui-même, il ne se pose pas de question. Je pose des questions à la machine qui va chercher dans le dossier », témoignait ainsi en mai un de ces analystes criminels dans les colonnes du quotidien L’Alsace. Près de 400 analystes sont formés à ce logiciel sur le territoire, dans les sections de recherches.
« Graphes relationnels ou événementiels »
En pratique, les analystes rentrent dans une base de données « les éléments les plus utiles pour les enquêteurs », explique au Parisien le colonel Didier Berger, chef du Bureau des affaires criminelles (BAC) de la gendarmerie : « Cela peut être la précision d’une conversation, le lieu et l’heure où un témoin déclare avoir été. » Un travail méthodique et titanesque, peu importe l’ampleur de l’enquête. Cité par L’Alsace, le colonel François Després, commandant de la section de recherches de Strasbourg, explique ainsi avoir « brassé trois millions de données » dans une affaire de vols de vélos.
Ensuite, le logiciel « d’analyse et de représentation visuelle » met en forme ces informations « sous forme de graphes relationnels ou événementiels », peut-on lire dans une délibération de décembre 2011 de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), saisie par le ministre de l’intérieur concernant la mise en œuvre de logiciels de rapprochement judiciaire à des fins d’analyse criminelle.
« Par ses fonctions de recherche, de tri et de recoupement de données, l’application permet à l’enquêteur de mettre en évidence des corrélations entre les données collectées : il est par exemple possible d’identifier des numéros de téléphone systématiquement utilisés à l’heure et au lieu de la commission des crimes ou délits qui font l’objet de l’enquête. »
Le logiciel met ainsi en évidence des incohérences d’emploi du temps dans les témoignages, ou les contradictions qu’ils entraînent. Un faisceau d’irrégularités qui permet « d’avoir une vision globale de la procédure et de distinguer la logique qui se dessine au travers de la commission d’un fait criminel ou délictuel », note le colonel Didier Berger.
De mai 1981 à juin 2017, toute l’affaire Grégory en quelques dates
Christine et Jean-Marie Villemin, les parents du petit Grégory, 4 ans, retrouvé noyé le 16 octobre 1984, pieds et poings liés dans la Vologne, sont assis, le 23 novembre 1984, à la table de leur salle à manger sur laquelle est posée une assiette à l’effigie de leur enfant. | ERIC FEFERBERG / AFP
De mai 1981 à mai 1983
Un mystérieux corbeau a harcelé Albert Villemin, le grand-père de Grégory, de centaines d’appels malveillants évoquant des secrets de famille.
16 octobre 1984
Le corbeau s’est ensuite tu, jusqu’au 16 octobre 1984 où, il a appelé Michel Villemin, oncle de Grégory, pour revendiquer l’assassinat du petit garçon moins d’une heure après sa disparition : « Je me suis vengé. J’ai pris le fils du “chef”. Je l’ai mis dans la Vologne. »
Grégory Villemin avait 4 ans et semblait assoupi quand les gendarmes ont repêché, vers 21 h 15, son petit corps vêtu d’un anorak bleu, pieds et poignets entravés par des cordelettes, plaqué contre un barrage de la Vologne, une rivière vosgienne.
Une lettre du corbeau arrivera le lendemain chez Jean-Marie Villemin, le père de Grégory : « J’espère que tu mourras de chagrin, le chef. Ce n’est pas ton argent qui pourra te redonner ton fils. Voilà ma vengeance, pauvre con. »
5 novembre 1984
Bernard Laroche, cousin germain de Jean-Marie Villemin, est arrêté et inculpé du meurtre de son neveu, Grégory, sur la foi des déclarations de sa belle-sœur, Murielle Bolle, alors âgée de 15 ans. Un temps incarcéré, il est remis en liberté le 4 février 1985.
29 mars 1985
Vers 12 h 30, Jean-Marie Villemin, jeune contremaître de 26 ans, convaincu qu’il tenait là le responsable de la mort de son fils Grégory, tue d’un coup de fusil Bernard Laroche, 30 ans, contremaître, lui aussi, dans une entreprise de tissage.
5 juillet 1985
Alors que son mari est inculpé de l’assassinat de Bernard Laroche, Christine Villemin, la mère de Grégory, est elle-même désignée comme un possible corbeau par des expertises graphologiques. Elle est inculpée et incarcérée. Libérée onze jours plus tard sous contrôle judiciaire, elle a bénéficié le 3 février 1993 d’un non-lieu retentissant pour « absence totale de charges ».
16 décembre 1993
Jean-Marie Villemin est condamné à cinq ans d’emprisonnement, dont un avec sursis, pour l’assassinat de Bernard Laroche. Ayant purgé l’essentiel de sa peine en détention préventive, il est libéré deux semaines plus tard.
1999
L’affaire a été rouverte en 1999, puis en 2008, pour tenter de confondre d’hypothétiques traces d’ADN sur les scellés.
2004
En février, la dépouille de Grégory est exhumée du cimetière de Lépanges et incinérée à Epinal, le couple Villemin ayant conservé la moitié des cendres. En juin, l’Etat est condamné à verser à chacun des époux Villemin 35 000 euros pour dysfonctionnement de la justice. Aujourd’hui âgés de 56 et 58 ans, ils sont installés en région parisienne et ont trois autres enfants.
Décembre 2008
Devançant la prescription de l’affaire qui s’annonçait pour avril 2011, Jean-Marie et Christine Villemin obtiennent de la cour d’appel de Dijon la réouverture de l’enquête pour de nouvelles recherches d’ADN, après l’échec des précédentes menées en 2000-2001.
2010
Michel Villemin, oncle de Grégory et frère de Jean-Marie, meurt .
2013
La mise au jour de nouvelles traces d’ADN sur les cordelettes ayant servi à entraver le corps de l’enfant relance l’affaire. Mais le procureur général de la cour d’appel de Dijon, Jean-Marie Beney, avait ensuite annoncé que les analyses effectuées ne permettaient pas de mettre un nom sur les profils des ADN relevés.
14 juin 2017
Soupçonnés de complicité d’assassinat, de non-dénonciation de crime, de non-assistance à personne en danger et d’abstention volontaire d’empêcher un crime, Marcel Jacob, l’oncle maternel de Jean-Marie Villemin, et son épouse, Jacqueline, septuagénaires, sont interpellés dans le village d’Aumontzey (Vosges), tandis que Ginette Villemin, veuve de Michel Villemin, est interpellée à Arches, à moins de 30 km de là. De leur côté, les grands-parents paternels de Grégory, Monique et Albert Villemin, sont entendus à leur domicile comme simples témoins en raison de leur grand âge et de l’état de santé de Mme Villemin. Parallèlement, Murielle Bolle est convoquée à la gendarmerie de Bruyères (Vosges), où elle a fait l’objet d’un prélèvement ADN avant de ressortir libre.
« Il faut fermer toutes les portes , aller au bout de tout ce qui interroge, qui semble bizarre », résume pour sa part l’analyste des sections de recherche de Strasbourg, interrogé par L’Alsace.
Manquements de l’enquête
Dans le cas de l’affaire Grégory, l’enjeu est évidemment celui de la masse des données, dans ce dossier tentaculaire, rassemblant notamment 400 prélèvements d’ADN et 2 000 courriers anonymes. Une base de données si vaste qu’elle justifie un délai incompressible, selon la gendarmerie. Le Service central du renseignement criminel (SCRC) de la gendarmerie a ainsi reconstitué la chronologie des jours précédant et suivant le crime, de façon à positionner dans l’espace et dans le temps l’ensemble des protagonistes et des éléments considérés comme intéressants.
Reste que le logiciel Analyst’s Notebook ne peut pas palier les vides et les manquements de l’enquête, qui ont été nombreux depuis le début de cette affaire. Le soir même de la découverte du corps du garçonnet, retrouvé pieds et poings liés dans la Vologne, sauveteurs et curieux piétinaient les bords de cette petite rivière des Vosges, faute de périmètre de sécurité installé. Une époque où les enquêtes reposaient davantage sur les aveux et témoignages que sur les analyses de terrain et prélèvements.