LES CHOIX DE LA MATINALE

Cette semaine découvrez, quinze témoignages de rescapés du génocide rwandais de 1994, un recueil des voyages de Russell Banks, un essai sur le rapport au travail au temps du capitalisme absolu, une réécriture, en forme de méditation, du plus ancien des Evangiles.

RÉCITS. « Cahiers de mémoire. Kigali, 2014 », sous la direction de Florence Prudhomme

Les Cahiers de mémoire. Kigali, 2014 sont beaucoup de choses à la fois. Quinze témoignages de rescapés du génocide rwandais de 1994, quinze lettres adressées à leurs proches assassinés cette année-là entre avril et juillet. On doit de pouvoir les lire à Florence Prudhomme, qui a créé, à Kigali, la Maison de quartier où se sont réunis ces femmes et ces hommes, et le docteur Naasson Munyandamutsa, psychiatre, le grand thérapeute du Rwanda, mort en 2016.

Ces Cahiers sont donc le résultat d’un travail de soin, mais aussi, au final, un livre à part entière, saisissant. Ce n’est pas la première fois que des témoignages de rescapés du génocide sont publiés. Mais la force particulière des Cahiers de mémoire tient à cette capacité d’y faire entendre la parole rwandaise dans son expression très pure. Ici, personne n’a enjolivé les mots, la langue, recomposé le récit pour séduire des lectorats extérieurs.

« C’est la vie, pas juste une nostalgie idéalisante, ajoute l’éditrice des ­Cahiers, Catherine Coquio, spécialiste des questions de mémoire dans le cadre des génocides et auteure de Rwanda. Le réel et les récits (Belin, 2004). Quand on lit ces textes, on est pris par le vertige. Mais en écrivant, peut-être les auteurs parviennent-ils à se prémunir contre ce vertige. »

Les témoignages des Cahiers de mémoire, dans leur implacable simplicité, ressemblent à des récits comme il s’en dit au Rwanda. Mais la finalité de l’atelier de la Maison de quartier était bien plus large. Il s’agissait d’opérer une thérapie collective, de parler à ces morts que chacun attend de retrouver dans l’au-delà. Et puis, aussi, de lutter contre ceux qui, obstinément, nient le génocide, y compris à l’étranger. Jean-Philippe Rémy

CLASSIQUES GARNIER

« Cahiers de mémoire. Kigali, 2014 », sous la direction de Florence Prudhomme, Classiques Garnier, 296 pages, 22 €.

RECUEIL. « Voyager », de Russell Banks

On s’élève et on descend dans ce livre. On commence au niveau de la mer et on finit au-dessus de Lukla, dans l’Himalaya. Graduellement, on quitte les eaux turquoise des Caraïbes pour les cimes déchiquetées du Népal. Notre sherpa, le narrateur, est un septuagénaire féru de femmes et de grands espaces : Russell Banks lui-même, évidemment.

Mais tout en montant, on descend. Tout en gravissant, on s’enfonce… Avec lui et en lui. On revient sur sa vie. On creuse. De plus en plus profond. « L’écriture sert à s’expliquer à soi-même des choses que l’on ne comprend pas, note ­Russell Banks, de passage à ­Paris. Dans Voyager, j’ai tenté d’éclaircir deux mystères : celui de mes quatre mariages et celui du vieillissement. J’essaie de voir comment un homme qui, toute sa vie, a été présent au monde d’une façon très physique, comment cet homme peut s’accommoder de l’âge d’une façon honnête et honorable. » Des dix textes publiés ici, des versions antérieures avaient d’abord paru dans des magazines américains – Condé Nast ­Traveler, National Geographic, ­Esquire…

A l’aube de ses 75 ans, l’auteur d’American Darling ­ (Actes Sud, 2005) les a réécrits pour en faire un recueil qui a sa dynamique propre. Voyager nous donne ainsi des clés inattendues pour accéder à un autre Banks. Plus intime. Plus vulnérable, aussi. Mais toujours aussi authentique et attachant. Florence Noiville

ACTES SUD

« Voyager » (Voyager. Travel Writings), de Russell Banks, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Furlan, Actes Sud, 320 pages, 22,50 €.

ESSAI. « Le Travail à mort. Au temps du capitalisme absolu », de Bertrand Ogilvie

Dans son nouvel ouvrage, le philosophe-psychanalyste Bertrand Ogilvie interroge ce que le « capitalisme absolu » fait au travail et ce que ce travail fait à la vie. On meurt au travail et, pourtant, dans les représentations ­collectives comme dans l’expérience ­individuelle, le travail passe toujours pour le ressort d’une appropriation de soi et du monde, le vecteur de toute intégration sociale, de toute émancipation politique, de toute réalisation de soi.

Peut-être est-ce pour cela que, désormais, les « accidents du travail » n’ont plus rien d’accidentel mais touchent le nerf vital des travailleurs. On se donne la mort au travail, aujourd’hui. Les vagues successives de suicides chez Renault, Orange ou à La Poste et celle, récente, au Japon en ­attestent.

Cette « ambivalence tragique » inscrit tout au long du texte d’Ogilvie une ligne de conflit. Si l’auteur reconnaît que le travail est le lieu d’un « écart », celui que crée tout travailleur entre les processus de réalisation qu’on lui prescrit et les gestes qu’il invente, c’est pour noter que, désormais, les méthodes de management statuent sur les méthodes de travail et retirent au travailleur cet espace d’invention.

Le constat est historique : la puissance de destruction propre aux actuelles modalités du travail « excède infiniment les reconstructions analytiques et raisonnables qu’on en fait », comme l’écrit l’auteur dans cet ouvrage ponctué de séries photographiques réalisées par des artistes (Ash­lam Shibli, Lewis Hine, Jeff Wall, Florian Fouché et Antonios Loupassis). Là résident aussi la rigueur, la vigueur et la portée critique de son analyse. Marianne Dautrey

L’ARACHNÉEN

« Le Travail à mort. Au temps du capitalisme absolu », de Bertrand Ogilvie, L’Arachnéen, 212 pages, 20 €.

ROMAN. « La Version selon Marc. Histoire simple virgule cent pages », de Peter Esterhazy

Dans l’un de ses derniers romans, l’écrivain hongrois Peter Esterhazy (1950-2016) revient, en cent chapitres numérotés, sur son enfance. Une enfance au sein d’une famille frappée par la relégation à la campagne et aux travaux des champs sous le régime communiste, à cause de son appartenance à la haute aristocratie.

Mais, dépassant l’autobiographie, le livre se mue en méditation sur l’appropriation moderne de la prière et de la réponse de Dieu en forme de silence, d’autant plus poignante qu’elle est le fait d’un auteur atteint d’un cancer. Cette méditation s’opère à travers une réécriture du plus ancien des Evangiles, celui de saint Marc (fin des années 60 apr. J.-C.), mis avec humour en parallèle avec les tribulations du narrateur. Nicolas Weill

GALLIMARD

« La Version selon Marc. Histoire simple virgule cent pages » (Egyszeru Tortenet vesszo szaz oldal. A Mark-valtozat), de Peter Esterhazy, traduit du hongrois par Agnès Jarfas, Gallimard, « Du monde entier », 202 pages, 19 €.