TV : « Il Boom », mirage à l’italienne
TV : « Il Boom », mirage à l’italienne
Par Thomas Sotinel
Notre choix du soir. Vittorio De Sica pousse la satire du miracle économique jusqu’à la tragédie (sur Ciné+ Classic à 22 h 45).
IL BOOM - TRAILER
En 1963, aucun distributeur français ne s’intéressa à Il Boom, alors même que son réalisateur, Vittorio De Sica, était l’un des plus renommés du cinéma italien. L’étoile du cinéaste avait beau avoir pâli depuis l’éblouissement des chefs-d’œuvre néoréalistes de l’immédiat après-guerre – Sciuscia (1946), Le Voleur de bicyclette (1949) –, il venait de connaître un beau succès international avec La Ciociara (1961), que rééditerait Mariage à l’italienne (1964). Les distributeurs français n’étaient pas les seuls à ne pas vouloir d’Il Boom. En Italie, malgré la présence d’Alberto Sordi en tête d’affiche, le film avait rebuté le public.
Un demi-siècle après sa sortie, on comprend pourquoi. De Sica et son scénariste, Cesare Zavattini, n’apportaient que des mauvaises nouvelles. Il Boom, celui du titre et celui de la réalité, cette expansion prolongée qu’on a fini par appeler les « trente glorieuses » en France, qui faisait exploser l’économie italienne, déplaçait les populations, bouleversait les mœurs, avait déjà bien servi au cinéma italien. Les hédonistes de La Dolce Vita, les désorientés de L’Avventura, les beaux gosses du Fanfaron n’auraient pas pu exister sans la hausse du PIB par tête. Il Boom, le vrai, les a engendrés autant que leurs parents, mais ils n’en étaient que des manifestations.
Alberto Sordi. | STUDIOCANAL
De Sica et Zavattini s’attaquent à la racine du phénomène, transformant le destin de Giovanni Alberti (Alberto Sordi), créature dérisoire, en tragédie. L’homme est issu d’un milieu ouvrier. Par son mariage avec Silvia (Gianna Maria Canale), fille d’un général de carabiniers, il est entré dans la bourgeoisie romaine. Ses commissions d’agent immobilier ne suffisent pas à maintenir un train de vie comparable à celui de ses commensaux, et les premières séquences le montrent se débattant dans l’endettement. Le soir, il boit du whisky et danse le twist ; la journée, il implore, mendie et supplie, sans succès.
Un marché shakespearien
Jusqu’à ce que la femme d’un entrepreneur lui propose un marché shakespearien : contre un œil (qui servira à remplacer la cornée abîmée de son époux), elle lui donnera assez d’argent pour effacer ses dettes et s’établir à son compte. Le film, qui jusque-là présentait un intérêt essentiellement documentaire, épicé de satire sociale un peu lourde, prend alors un tour tragique.
Cette mutation tient d’abord à Alberto Sordi. Entre ses mains, Giovanni Alberti n’est pas seulement un mouton cupide mais aussi un mari aimant, un être inquiet capable de saisir l’absurdité de son destin. Il Boom se distingue aussi par la présence d’un personnage féminin secondaire d’une force et d’une originalité saisissantes. La signora Bausetti, qui mène la négociation avec le pauvre héros, est incarnée par la cantatrice d’origine bulgare Elena Nicolai. C’est une femme d’un certain âge, dépourvue d’illusions vis-à-vis du genre humain en général, des hommes en particulier. C’est elle qui régit l’ordonnancement du drame, jusqu’à ce dénouement cruel, qui mêle intimement le burlesque et la douleur.
Si l’on s’intéressera plus volontiers à ce destin aujourd’hui qu’en 1963, c’est que l’histoire a donné raison à De Sica et Zavattini. En Italie, bien sûr, où deux décennies de berlusconisme ont montré toutes les conséquences de la primauté de l’argent ; mais ce serait se cacher au moins un œil que de penser que la prophétie d’Il Boom ne vaut que de l’autre côté des Alpes.
II Boom, de Vittorio De Sica. Avec Alberto Sordi, Gianna Maria Canale, Elena Nicolai (It., 1963, 90 min).