De gauche  à droite : Rigoberto Uran, Christopher Froome, Romain Bardet, Nairo Quintana, Fabio Aru et Richie Porte, lors de  la 9e étape du Tour  de France,  le 9 juillet.  AP Photo/ Christophe Ena | Christophe Ena / AP

Il manquera douze casques au départ de la 10e étape du Tour de France, mardi 11 juillet à Bergerac (Dordogne). Douze casques égarés six cents kilomètres plus à l’est, sur les pentes méridionales du massif du Jura auxquelles le peloton s’attaquait dimanche, à moins que ce ne soient lesdites pentes qui se soient attaquées au peloton, on ne sait plus trop.

Avant le long transfert en avion dans la soirée de dimanche vers le Périgord, d’où le Tour gagnera tranquillement le pied des Pyrénées, les 181 kilomètres parcourus entre Nantua et Chambéry ont été le théâtre d’une étape qui fera date. L’une de celles au cours desquelles on se délecte, avec un brin de culpabilité, du spectacle de cyclistes envoyés à l’abattoir.

Des descentes décisives

Comment désigner autrement cette succession de trois cols hors catégorie en une journée – une première depuis le Tour 2011 –, dont les descentes, déjà délicates sous le soleil, avaient été transformées par la pluie en longues planches savonneuses ? Col de la Biche, Grand Colombier, mont du Chat : trois canines qui promettaient de déchiqueter le peloton de 193 coureurs, désormais réduit à 181 unités. Sept ont fini hors délai, dont le Français Arnaud Démare ; cinq ont abandonné, dont quatre sur chute.

« C’était super piégeux toute la journée, soufflait l’Irlandais Dan Martin, l’une des victimes de ce traquenard géant – 1’15’’ perdues sur chute. Je pense que les organisateurs ont eu ce qu’ils voulaient. » L’étape reine n’a pas désigné de roi, mais elle a éconduit plusieurs prétendants à la couronne sur les Champs-Elysées, à commencer par le plus sérieux rival de Chris Froome, Richie Porte. Il restait vingt-deux kilomètres avant l’arrivée lorsque l’Australien, dans la descente vertigineuse du mont du Chat, tenta de fusionner avec la paroi rocheuse située le long de la route, après avoir chuté à plus de 70 km/h dans un virage. Le Tour s’achevait avec un bassin et une clavicule droite fracturés pour lui, qui peaufine ainsi sa stature de loser du peloton. Plus tôt, dans la descente du col de la Biche, Geraint Thomas, second du classement général derrière son leader Christopher Froome, avait fait ses adieux aux Tour, clavicule droite cassée, lui aussi.

Ils étaient huit à figurer à moins d’une minute du Britannique avant, ils ne sont plus que trois après

Richie Porte après sa chute lors de la 9e étape du Tour de France, le 9 juillet. REUTERS/Benoit Tessier | BENOIT TESSIER / REUTERS

Le maillot jaune avait prédit, la veille, « une étape monstrueuse » qui ferait « voler en éclats » le classement général. Bien vu : ils étaient huit à figurer à moins d’une minute du Britannique avant, ils ne sont plus que trois après. Nairo Quintana, qui a déjà un Tour d’Italie dans les jambes cette saison, et Alberto Contador, qui fait vraiment ses 34 ans, n’ont pu suivre le rythme dans l’ultime ascension. Les voici respectivement 8e et 12e, à plus de deux et cinq minutes de Froome.

Romain Bardet, 7e au matin de l’étape, grimpe sur le podium ­virtuel, juste derrière l’Italien ­Fabio Aru. Ces deux-là, respecti­vement à 51 et 18 secondes de Froome, pouvaient profiter, lundi, d’une journée de repos qui aura rarement été à ce point méritée, et méditer sur les deux leçons de la veille.

Un, la descente a retrouvé ses lettres de noblesse. « Aujourd’hui, les descentes font aussi partie des endroits à exploiter, explique le manageur Vincent Lavenu, dont l’équipe AG2R-La Mondiale a semé la zizanie dans celle du col de la Biche, dévalée à tombeau ouvert. On savait que c’était un endroit stratégique et que, mouillé, c’était dangereux, donc on a choisi de faire la descente, et on a été bien inspirés, parce qu’il y a eu des cassures et des chutes. »

« Alliances de circonstance »

Romain Bardet a mis vingt secondes dans la vue de Christopher Froome dans l’ultime toboggan du jour, et se serait imposé sans treize derniers kilo­mètres de plat fatals. Puisque les meilleurs cyclistes du monde sont désormais si proches les uns des autres en montée, il ne serait pas inintéressant d’imaginer plus d’arrivées d’étapes au bas d’une descente, exercice à même de créer plus d’écarts.

Deuxième leçon : Chris Froome n’est plus cet épouvantail que ses adversaires n’osent pas attaquer. Fabio Aru, dauphin du Britannique et sans doute meilleur grimpeur du peloton, a profité d’un souci mécanique du maillot jaune, contraint de changer de vélo dans le mont du Chat, pour accélérer – en vain. Pas franchement fair-play, mais totalement légal, et inimaginable il y a encore deux ou trois ans.

« On ne peut pas toujours attendre quand un coureur a un problème mécanique », justifie le Danois Jakob Fuglsang, coéquipier d’Aru chez Astana, dont le directeur sportif, Dmitriy Fofonov, estime que « si vous avez un problème, vous avez un problème (…), personne n’attend qui que ce soit quand il y a des chutes ». Au moment de l’incident de « Froomey », Romain Bardet n’a pas bougé car « on était loin du sommet, et il aurait pu se mettre dans le rouge pour rien », explique Julien Jurdie. Mais le directeur sportif d’AG2R confirme qu’il ne serait pas interdit de profiter de ce genre de fait de course à l’avenir : « Ne vous inquiétez pas, si un jour il y a un problème mécanique dans les quinze ou vingt derniers kilomètres, il n’y aura pas de cadeau. »

Le Colombien Rigoberto Uran (à droite) s’impose devant, Warren Barguil à gauche à Chambery, le 9 juillet (AP Photo/Peter Dejong) | Peter Dejong / AP

Il semblerait qu’on ait assisté à la disparition du complexe d’infériorité vis-à-vis de Chris Froome, dont on se dit qu’il est prenable sur ce Tour économe en contre-la-montre, le seul exercice où il reste au-dessus du lot. « Tout le monde pense qu’il peut craquer à un moment », assure Vincent Lavenu. Le triple vainqueur du Tour a donc dû changer de vélo en pleine ascension, perdu son lieutenant le plus proche, été harcelé par Fabio Aru et Romain Bardet, mais il a survécu, et a même grappillé quatre secondes de bonifications en finissant 3e de l’étape, remportée à la photo-finish par le Colombien Rigoberto Uran devant le Français Warren Barguil.

« Son équipe est surpuissante, et ses adversaires sont isolés, analyse Vincent Lavenu. Alors peut-être faudra-t-il des alliances de circonstance pour le décrocher. Pour le moment, il n’a jamais tremblé. » Il a, en revanche, indiqué lui-même l’enchaînement qui le faisait frissonner à l’avance : les 17et 18e étapes, avec les cols de la Croix de Fer, du Télégraphe et du Galibier le premier jour, et l’arrivée au sommet de l’Izoard, le lendemain. C’est ce diptyque, à trois jours de l’arrivée à Paris, qui déterminera sans doute le podium du Tour 2017.