La musique sous la baguette d’un compositeur artificiel
La musique sous la baguette d’un compositeur artificiel
Par Benoît Crépin
Des chercheurs suisses ont développé une intelligence artificielle capable de créer de toutes pièces des mélodies dans un style donné.
L’intelligence artificielle au service de la création musicale. | Le Monde.fr
Parmi les chanteurs en kilts, les danseurs de claquettes ou les joueurs de cornemuse, un musicien d’un genre nouveau fera-t-il bientôt son apparition dans les festivals celtiques ? Son allure est plus austère, un peu moins folklorique. Et pour cause, il s’agit d’un ordinateur, ou plus précisément d’un réseau de neurones artificiels. Il est capable de générer de toutes pièces des partitions de musique traditionnelle irlandaise. Bien loin des contrées celtiques, ce sont des Suisses, Wulfram Gerstner et Florian Colombo, chercheurs au laboratoire de Neurosciences Computationnelles de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, qui sont les géniteurs de cet algorithme baptisé DAC, pour « Deep Artificial Composer ».
Ce programme est bien différent des logiciels traditionnels. Il mime en effet le fonctionnement d’un réseau biologique de neurones. Son architecture, comparable à celle d’un cerveau animal, est composée de fonctions mathématiques qui se substituent aux cellules vivantes. Elles sont superposées en couches successives et forment ainsi un entrelacs dont chaque niveau effectue sa propre part du travail d’analyse.
« L’architecture de ce réseau est très modulable. Elle permet d’optimiser les performances du modèle », explique Florian Colombo. Chaque strate transmet le résultat de ses calculs à celle qui lui succède et le processus se répète ainsi niveau après niveau. La précision du traitement s’affine donc à mesure que le signal s’insinue dans les arcanes du réseau.
Capable d’apprendre et de progresser
Contrairement à d’autres technologies plus classiques, le Deep Artificial Composer est, quant à lui, capable de générer une partition sans même maîtriser la moindre notion de théorie musicale. Nul besoin de lui inculquer des règles de composition. Il analyse les créations de véritables mélodistes et apprend de lui-même à produire de la musique dans un genre donné.
Pour l’heure, les chercheurs l’ont nourri des airs traditionnels irlandais, mais aussi klezmers, un folklore d’Europe de l’Est, dont les données numériques sont déjà abondantes, au format MIDI. Ce standard informatique permet d’enregistrer des séquences de notes ainsi que leurs caractéristiques : hauteur, longueur et vélocité. N’importe quel instrument virtuel peut ensuite produire des sons à partir de ces partitions numériques. « Nous avons récupéré des collections de plusieurs milliers de fichiers, disponibles sur Internet. Nous avons choisi deux styles de musique différents afin de vérifier si un tel algorithme peut apprendre à les distinguer », indique Florian Colombo.
Le DAC parcourt les partitions de ces différents styles et étudie comment chaque note succède à celle qui la précède. Il analyse leur hauteur et leur durée. Après cette première phase d’apprentissage, le programme s’entraîne. Il tente de deviner les caractéristiques des notes qui se succèdent dans les morceaux intégrés à sa base de données. Il applique pour cela les règles de probabilité mathématiques acquises au cours de son travail d’analyse.
Lorsque ses prédictions se montrent fiables à 50 % pour la hauteur des notes et 80 % pour leur longueur, le programme s’avère fin prêt à générer ses propres ritournelles, dignes d’un compositeur humain. La mélodie prend vie alors que les notes s’ajoutent les unes à la suite des autres selon les lois probabilistes établies par le DAC lui-même. Il parvient finalement à déterminer à quel style musical correspond sa création.
Possible autocritique
L’algorithme est même disposé à l’autocritique. Il compare ses partitions avec celles des artistes de chair et d’os et en déduit si son travail est convaincant. « Tout l’enjeu des expériences de composition artificielle est d’assurer la crédibilité et le réalisme de la mélodie », commente Gérard Assayag, directeur de recherche à l’IRCAM, l’Institut de recherche et de coordination acoustique-musique, et responsable de l’équipe Représentations musicales. Les travaux de cette unité s’articulent notamment autour des domaines de la composition assistée par ordinateur et de la musicologie computationnelle.
Les chercheurs suisses ont présenté les premiers résultats de leurs travaux en avril à Amsterdam, au cours de la conférence Evostar 2017. Plus grand rendez-vous européen de l’informatique bio-inspirée, l’événement a été l’occasion de découvrir plusieurs airs issus du travail du DAC.
Un des premiers morceaux créés par le réseau artificiel de neurones, avant toute phase d’apprentissage, est jugé par les scientifiques eux-mêmes comme « peu convaincant ». Mais au fil de son entraînement, le générateur donne naissance à des mélodies de plus en plus abouties. Florian Colombo en personne a d’ailleurs interprété l’une d’elle au violoncelle. Scientifique certes, mais aussi artiste : « J’étudie la musique et je pratique le violoncelle depuis mes 7 ans », glisse le chercheur suisse. Il est même cocréateur de l’orchestre de chambre des étudiants de l’EPFL, fondé en 2013.
Artificial intelligence composes original melodies without music theory Images : École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL)
Alors que les compositions du Deep Artificial Composer se cantonnent aujourd’hui à des mélodies à une seule voix, les capacités de l’algorithme promettent encore d’évoluer. « Nous développons un modèle capable de traiter des partitions polyphoniques », annonce Florian Colombo. « Le prototype est déjà fonctionnel et les premiers résultats sur des compositions de Bach notamment sont intéressants. Les partitions peuvent par exemple être jouées au piano, mais un travail supplémentaire est encore nécessaire pour les adapter à un orchestre », tempère néanmoins le chercheur. A New York, en septembre prochain, la première édition de la Cognitive Computational Neuroscience Conference sera l’occasion de découvrir ces premières avancées.
L’architecture du Deep Artificial Composer s’appuie sur une forme spécifique d’intelligence artificielle : le réseau de neurones artificiels « longue mémoire à court terme ». Née il y a près de deux décennies à Lugano, dans le canton suisse du Tessin, cette technologie bien particulière confère au DAC toutes ses capacités de calcul. Les plus grandes firmes informatiques telles qu’Apple, Google ou Microsoft en tirent d’ailleurs déjà bénéfice dans le domaine de la reconnaissance de langage.
Puissance informatique inédite
Mais la puissance de traitement ne serait rien sans les avancées matérielles qui accompagnent le développement de cette forme nouvelle de programmation. Pour effectuer leurs calculs, les logiciels traditionnels utilisent en effet classiquement le processeur central de l’ordinateur. Les réseaux de neurones artificiels exploitent, quant à eux, la carte graphique pour révéler tout leur potentiel. Principale différence entre ces deux composants électroniques : le nombre de cœurs de calculs, et la façon dont chacun traite l’information.
Les quelques dizaines de cœur du processeur permettent certes de passer aisément d’un type de tâche à un autre, mais s’avèrent beaucoup moins performantes quand il s’agit d’effectuer un même type d’opération en simultané. À l’inverse, les centaines de cœurs des cartes graphiques se montrent beaucoup plus à l’aise pour traiter parallèlement une même opération de manière répétitive. La polyvalence face à la régularité. Les ordinateurs à réseau de neurones artificiels disposent ainsi d’une vitesse de calcul dix fois plus grande que celle de leurs homologues classiques.
Le DAC tire donc partie de cette puissance informatique inédite et la met au service de la création musicale. Au service et non en concurrence. Les deux scientifiques suisses à l’origine de l’algorithme ne prétendent en effet pas directement rivaliser avec les mélodistes humains. L’équipe entrevoit plutôt des perspectives d’aide à la composition. Un point de vue d’ailleurs partagé par Gérard Assayag de l’IRCAM : « Je crois plutôt à la co-créativité homme-machine qu’à la pure générativité des machines. L’ordinateur stimule le musicien, les musiciens nourrissent la machine et lui permettent d’apprendre. »
Outre le domaine spécifique de la composition musicale, les avancées issues du développement du DAC ouvrent la voie à un champ de recherche bien plus large encore. Elles promettent notamment de percer certains des mystères qui planent encore sur le fonctionnement du cerveau. L’occasion, peut-être, de découvrir comment cet organe si complexe peut contribuer à faire naître toute la ferveur et l’émotion qui animent les peuples celtes dès lors que résonne un air de cornemuse. Peu importe qu’il soit l’œuvre d’un Homme ou celle d’une machine…