Captagon : un rapport démonte le « mythe » de la « drogue des djihadistes »
Captagon : un rapport démonte le « mythe » de la « drogue des djihadistes »
Par Soren Seelow
Une étude de l’OFDT, publiée jeudi 27 juillet, déconstruit les fantasmes associés à cette amphétamine.
Les douanes françaises ont annoncé par communiqué le 30 mai des saisies de « Captagon », avant de reconnaître quelques jours plus tard qu’il s’agissait en réalité de simples amphétamines. | STR / AFP
Les mythes ont parfois la vie dure. Depuis les attentats qui ont frappé la France en 2015, une drogue, le Captagon, est régulièrement associée à l’organisation Etat islamique (EI). Du Nouvel Obs à Vanity Fair, en passant par Arte ou encore Marie-Claire, ce produit, surnommé « la drogue de Daech » ou « la potion magique des djihadistes », est rapidement devenu une marotte médiatique, avec la caution de certains universitaires.
Aucune autopsie n’a jamais révélé la moindre trace de drogue chez les terroristes ayant agi en Europe, et plusieurs spécialistes ont rapidement alerté sur l’absence d’éléments attestant d’une consommation de Captagon dans les rangs de l’EI. En vain. Le 30 mai 2017, les douanes annonçaient par communiqué les « premières saisies » en France de Captagon, présenté comme « la drogue du conflit syrien ». Le service a dû reconnaître quelques jours plus tard qu’il s’était quelque peu emballé : il s’agissait en réalité de simples cachets d’amphétamines.
Comment le Captagon, un médicament psychotrope un temps utilisé comme produit dopant, s’est-il imposé dans l’imaginaire collectif comme « la drogue des djihadistes » ? Un rapport intitulé « Captagon, déconstruction d’un mythe », publié jeudi 27 juillet par l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT), analyse les ressorts de cette théorie.
Son auteur, Laurent Laniel, spécialiste des marchés des drogues illicites à l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies (OEDT), résume ainsi ses conclusions : « Il semble que le battage orchestré autour de cette substance, alimenté par l’absence de données fiables sur le sujet, n’exprime que la jonction de deux phénomènes : le sensationnalisme qui fait vendre et l’irrationnel face à un ennemi incompris. »
Du médicament à la drogue contrefaite
Le Captagon est à l’origine un médicament psychotrope commercialisé dans les années 1960 pour traiter les troubles de l’attention, jusqu’à son interdiction dans les années 1990. Son principe actif, la fénétylline, une drogue de synthèse de la famille des amphétamines, n’est plus produite dans aucun pays depuis la fin des années 2000, et ses stocks mondiaux étaient « pratiquement épuisés » fin 2009.
Les comprimés de Captagon saisis ces dernières années sont donc en réalité de vulgaires contrefaçons, « souvent estampillées d’un logo imitant celui du Captagon, fabriquées clandestinement et ne contenant pas de fénétylline », explique le rapport. En d’autres termes, Captagon n’est qu’un nom de rue pour l’amphétamine, drogue qui circule également en Europe sous celui de « speed » et n’ayant « plus grand-chose à voir avec le Captagon ».
La demande pour ce produit contrefait provient essentiellement du monde arabe. Selon l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC), 50 % des saisies d’amphétamines dans le monde depuis 2008 ont été réalisées dans la péninsule Arabique, notamment en Arabie saoudite, qui apparaît comme le principal marché.
Historiquement, les pays du Golfe sont alimentés en Captagon depuis le milieu des années 1990 par des laboratoires de l’Europe balkanique, notamment bulgares, via la Turquie. Mais la politique répressive menée en Bulgarie et en Turquie dans les années 2000 a entraîné une délocalisation de la production vers le Moyen-Orient, notamment au Liban, à proximité des principaux marchés.
« Ce processus s’est inscrit au Moyen-Orient dans le contexte violent de l’éclatement de la guerre civile en Syrie et de la désintégration de l’Irak, note le rapport. La conjugaison de ces événements a contribué à alimenter une série de rumeurs et d’allégations plus ou moins fausses sur fond de propagande de guerre. L’idée que le banal Captagon ne constituerait rien d’autre que la “drogue des djihadistes” n’est pas la moindre de ces allégations. »
La Syrie, pays producteur ?
Entre 2008 et 2011, soit dans la période précédant immédiatement l’éclatement de la guerre civile syrienne, les deux tiers des échanges mondiaux de benzylméthylcétone, un précurseur de l’amphétamine, étaient des importations légales à destination de la Jordanie, qui les réexportait ensuite vers l’Irak sous couvert de fabrication de produits ménagers. Cette faramineuse quantité de précurseur – 98 tonnes – permettrait en théorie de fabriquer 4 milliards de cachets de Captagon.
Où ont été produits ces comprimés ? Une partie l’a sans doute été en Irak ou au Liban, seul pays de la région où des laboratoires ont été officiellement démantelés depuis quinze ans. Mais un pan de l’offre a « probablement » été capté à partir de 2011 par des acteurs du conflit syrien soucieux de financer leurs armements, explique Laurent Laniel.
Dans un rapport de 2016, l’ONUDC mentionnait ainsi, à côté du Liban, la Syrie comme possible pays d’origine des comprimés saisis dans la région. Cette hypothèse a été explorée par l’ONG Global Initiative against Transnational Organized Crime dans un rapport publié en novembre 2016.
Cette étude affirme que des laboratoires clandestins ont en effet été découverts dans des zones sous contrôle du gouvernement syrien, ou du groupe djihadiste Front Fateh Al-Cham, anciennement Front Al-Nasra, affilié à Al-Qaida jusqu’en 2016. L’ONG exclue en revanche toute implication de l’Etat islamique dans la production ou le trafic de Captagon.
Elle souligne cependant que les liens politiques et commerciaux entre la Bulgarie communiste et la Syrie baasiste ont permis des alliances entre organisations criminelles des deux pays dans les années 1980. « L’éclatement de la guerre civile en 2011 aurait initialement provoqué un appel d’air pour l’installation de laboratoires en Syrie, avant d’avoir l’effet inverse, l’évolution des combats menaçant la sécurité des laboratoires et poussant les producteurs à s’installer au Liban, et peut-être en Turquie », explique Laurent Laniel.
Le cas du terroriste de Sousse
Il n’existe qu’un seul cas documenté faisant état de prise de drogues par un terroriste de l’EI : l’attentat à la kalachnikov sur la plage privée d’un hôtel de Sousse, en Tunisie, qui avait fait 38 morts, dont 30 Britanniques, le 26 juin 2015. Un rapport d’un juge antiterroriste tunisien, publié en ligne dans le cadre de la commission d’enquête ouverte au Royaume-Uni, explique :
« Les analyses toxicologiques ont révélé la présence d’une drogue, dont les principaux effets comprennent un sentiment d’épuisement, d’agressivité et d’extrême colère entraînant la commission de meurtres. Un autre effet de ces drogues est qu’elles augmentent la performance physique et mentale. »
Il s’agit de l’unique mention d’une prise de drogue dans les travaux de la commission d’enquête. Outre le fait que le juge ne nomme pas la drogue en question, la description de ses effets – sentiment d’épuisement et augmentation de la performance – peut paraître contradictoire. Il semble en outre difficile de croire qu’une simple prise d’amphétamines entraîne mécaniquement « la commission de meurtres ».
En juin 2015, le tabloïd britannique Daily Mail précisait, citant une « source tunisienne bien informée », que ce terroriste avait pris de la cocaïne. Un an plus tard, Vanity Fair citait un haut responsable tunisien affirmant qu’il s’agissait en réalité de Captagon. Cet officiel ajoutait que les auteurs de l’attaque du Musée du Bardo, à Tunis, le 18 mars 2015, avaient également pris ce produit : « Les autopsies ne laissent pas de doute, le Captagon retrouvé viendrait de Syrie », concluait l’article.
Le Captagon ne contenant plus de fénétylline depuis des années, et sa composition étant extrêmement variable, « il apparaît impossible, explique Laurent Laniel, de conclure, à la suite d’une autopsie, que ce sont des traces de ce produit et non d’un autre qui ont été retrouvées dans un corps et [de lui] attribuer une provenance géographique ». Selon le chercheur, les déclarations de ces différents responsables s’attachent donc davantage à « coller » à une croyance répandue qu’à rendre compte d’une analyse scientifique.
Le mythe des « assassins »
« L’amalgame Captagon-terrorisme djihadiste aurait ainsi été construit au moyen d’un procédé rhétorique reposant sur la plausibilité de certains éléments mais pas sur l’existence de preuves solides, explique Laurent Laniel. Le mécanisme à l’œuvre laisse entendre que les attentats-suicides revendiqués par l’EI n’auraient pu être exécutés uniquement par une volonté assumée de sacrifier sa propre vie au service d’une cause et sans recours à la chimie. »
Laurent Laniel propose une analogie intéressante avec le mythe des hachîchiyyîn, qui exprime, selon lui, « la difficulté des sociétés occidentales à penser l’ennemi ». Au XIe siècle, les nizârites, issus d’un schisme au sein du chiisme ismaélien, commirent des attaques suicides contre des dignitaires de l’empire des califes abbâssides sunnites.
« Les ennemis des nizârites au sein du monde musulman médiéval, ne pouvant se résoudre à croire que des hommes, fussent-ils fanatisés, puissent ainsi sacrifier leur propre vie pour une cause, les rebaptisèrent du terme insultant “haschischin” », qui a donné le mot « assassin », écrit Laurent Laniel. Le terme s’est popularisé en Europe dès le XIIIe siècle pour désigner les nizârites.
Mais ce n’est qu’au XIXe siècle qu’un érudit français fit le premier dériver cette invective d’une consommation effective de haschisch par les terroristes nizârites. A priori à tort. D’après l’historien britannique Bernard Lewis, qui y a consacré un ouvrage de référence, Les Assassins (2001, Editions Complexe), l’usage de cette drogue par les membres de la secte n’est en effet « attesté par aucun auteur ismaélien ou sunnite sérieux ».