« GuptaLeaks » : les complexes circuits financiers de la fratrie indienne dans les paradis fiscaux
« GuptaLeaks » : les complexes circuits financiers de la fratrie indienne dans les paradis fiscaux
Par Adrien Barbier (Johannesburg, correspondance), Joan Tilouine
Les Gupta, qui se sont bâti une image d’hommes d’affaires engagés dans le développement économique de l’Afrique du Sud, font travailler leur argent hors du continent.
Depuis leur arrivée d’Inde en Afrique du Sud au milieu des années 1990, les frères Gupta se sont toujours efforcés de montrer qu’ils étaient de vrais Sud-Africains attachés au développement économique de la « nation arc-en-ciel ». Leur empire démarré dans l’informatique s’est démultiplié grâce à leur entregent politique au plus haut sommet de l’Etat. Mais, derrière leur rhétorique nationaliste surjouée, Ajay, Atul et Rajesh « Tony » Gupta ont discrètement tissé leur toile financière hors d’Afrique.
Samedi 27 décembre 2014, un hélicoptère Augusta 109E acheté au Brésil est livré à New Delhi par avion-cargo. Il a été acheté 2 millions de dollars (1,7 million d’euros) par Fidelity Enterprises Limited, une société domiciliée dans la zone franche de Jebel Ali aux Emirats arabes unis, un paradis fiscal, avec des bureaux à Dubaï et des auditeurs à Maurice, une île également réputée pour ses facilités financières.
Toile financière transcontinentale
Selon les « GuptaLeaks » auxquels Le Monde a eu accès à travers la Plateforme de protection des lanceurs d’alerte en Afrique (PPLAAF), Fidelity est l’un des véhicules financiers des Gupta par lequel transitent des millions de dollars et de dirhams, sur des comptes bancaires ouverts auprès de la filiale émiratie de la Bank of Baroda, un établissement indien.
Bien loin de l’Afrique du Sud, où leur empire compte déjà des dizaines de sociétés, l’activité financière des Gupta tourne à plein régime. Les près de 200 000 courriels qui constituent les « GuptaLeaks » donnent un aperçu certainement incomplet de leur toile financière transcontinentale.
En Inde, dans l’Uttar Pradesh, leur région d’origine située au pied de l’Himalaya, ils ont tenté de développer leurs affaires dans l’informatique en y implantant une filiale de leur société sud-africaine Sahara Computers. Mais les résultats ne sont pas satisfaisants et les Gupta peinent à se faire une place dans leur pays d’origine.
Ils ont également prospecté en Iran, en Russie et en Europe. Pour s’y rendre, ils se tournent directement vers l’ambassadeur d’Espagne en Afrique du Sud, dont ils semblent proches. Suffisamment pour être conviés aux festivités de la chancellerie et obtenir des visas Schengen longue durée, qui ne sont pas des « golden visas » – autorisations de résidence réservées aux investisseurs –, tient à préciser au Monde le ministère des affaires étrangères espagnol.
Mais c’est bien dans les paradis fiscaux que se trouve le cœur de leur empire. Leur fidèle lieutenant Ashu Chawla, le PDG de Sahara Computers, orchestre un entrelacs de sociétés et de comptes bancaires, ordonne des milliers de transactions en tenant toujours informé les « boss », comme il dit.
Avec un faible pour les Emirats arabes unis, Dubaï, sa zone franche de Jebel Ali ou encore son émirat de Ras Al-Khaimah (RAK), réputé pour son secret bancaire et ses services financiers. Les Gupta y ont établi d’intrigantes sociétés aux noms quelconques : Gateway Limited, Global Corporation, Accurate Investments. Elles exécutent des transferts d’argent et de participations entre elles ou cèdent des actions contre plusieurs millions de dollars à des sociétés indiennes comme SES Technologies, un temps présidée par Ashu Chawla, également à la tête d’Alpha Computers Pte Ltd établie à Singapour, l’autre place financière prisée par les Gupta.
Chaque jour ou presque, un certain Sanjay Grover transmet par courriel à Ashu Chawla un tableau récapitulatif contenant les derniers transferts effectués par les sociétés enregistrées aux Emirats arabes unis. Originaire de Saharanpur, la ville natale des Gupta, tout comme M. Chawla, M. Grover est le directeur et l’actionnaire majoritaire de la plupart de ces sociétés.
Capture d’écran d’un émission télévisée dans laquelle Ajay Gupta, l’un des trois frères de cette famille indienne puissante et controversée en Afrique du Sud, est interviewé. | DR
A Johannesburg, les hommes de main des Gupta suivent de près les états financiers de ces structures dont l’opacité est bien entretenue. Etonnamment, Fidelity détient des parts dans au moins cinq sociétés du groupe familial en Afrique du Sud, selon un document interne daté du 17 février 2016. Cette architecture financière pourrait faciliter une évasion fiscale de revenus générés en Afrique du Sud vers les Emirats arabes unis avant d’être réinvestis en Inde, par exemple.
Petite flotte d’hélicoptères à louer
L’hélicoptère débarqué à New Delhi fin 2014 était en fait destiné à être loué à une autre société indienne d’aviation privée : Heritage Aviation. Cette dernière est aussi étroitement liée à la famille Gupta, qui en a acquis 51 % du capital. Là aussi, Ashu Chwala joue les chefs d’orchestre, étant le principal interlocuteur et donneur d’ordre au patron d’Heritage Aviation, Rohit Mathur.
A travers Fidelity, la fratrie Gupta se constitue une petite flotte mise en location à l’année à Heritage Aviation entre 310 000 et 400 000 dollars par appareil. En septembre 2015, cette flotte se compose de trois hélicoptères Augusta 109E et de quatre Airbus AS350 B3 dont deux ont été acquis par Fidelity en mars 2015, pour un montant de 3,8 millions d’euros, selon le contrat signé avec Airbus.
Un lanceur d’alerte à l’origine des « GuptaLeaks »
La Plate-forme de protection des lanceurs d’alerte en Afrique (PPLAAF) a été lancée au Sénégal en mars 2017 par des militants, des journalistes, des magistrats et des avocats. Elle offre une protection juridique et des outils aux lanceurs d’alerte témoins d’activités illicites ou de graves atteintes aux intérêts publics concernant l’Afrique. PPLAAF appuie ainsi des lanceurs d’alerte en Afrique du Sud qui, dans le cadre de leur profession, ont été des témoins privilégiés d’un grave système frauduleux liant des sociétés privées à de hauts responsables politiques. C’est dans ce cadre qu’un lanceur d’alerte lui a transmis les « GuptaLeaks » en juin, près de 200 000 courriels et documents. PPLAAF les a partagés avec Le Monde, dont certains ont déjà fait l’objet d’enquêtes par le centre de journalisme d’investigation amaBhungane et le site Daily Maverick, entraînant de vives polémiques en Afrique du Sud.
En lien permanent avec les trois frères Gupta, Ashu Chawla a supervisé cet achat de bout en bout. Et a exigé d’Airbus de « dérouter cette transaction à travers l’une de nos filiales à Dubaï (…), Fidelity ». Ce qui confirme que Fidelity est bien contrôlée par les Gupta et que son PDG, Sanjay Grover, est bien leur employé ou leur prête-nom. D’autant que l’auditeur établi à Maurice met Rajesh « Tony » Gupta en copie de ses correspondances avec M. Grover.
D’où proviennent les fonds qui ont permis de financer ces hélicoptères Airbus ? Ni les frères Gupta, ni Ashu Chawla ni Sanjay Grover n’ont donné suite aux sollicitations du Monde. Les courriels ne permettent pas de déterminer l’origine de ces millions. D’autant que la multitude de transferts d’argent et d’actions entre les différentes entreprises de la galaxie Gupta brouille sans cesse les pistes. Rien qu’en Afrique du Sud un organisme public avait divulgué, en octobre 2016, une liste de 72 transferts bancaires effectués par les Gupta ou leurs sociétés et considérés comme « suspicieux ».
Ces transactions, pour un total de près de 450 millions d’euros, avaient été signalées par l’ancien ministre des finances, Pravin Gordhan, car elles n’ont « pas de justification commerciale ou supposément licite ». En avril 2017, Jacob Zuma – dont le fils Duduzane, la fille Duduzile et l’une de ses épouses, ont travaillé pour les Gupta – a démis le ministre Gordhan lors d’un remaniement fortement décrié. Un bel exemple de l’entregent de la famille la plus honnie du pays, dont les forces d’opposition cherchent désormais à se débarrasser à tout prix.