D’où vient l’empathie que l’on éprouve malgré sa perversion pour cette mère qui, dans Les Filles d’Avril, du Mexicain Michel Franco, vole son bébé, et son copain, à sa fille de 17 ans ? Peut-être tout simplement de l’actrice qui l’interprète, Emma Suarez. Chez elle, en effet, derrière la grâce fragile, émerge ce rare mélange de complexité et de candeur qui, chez certains acteurs, se joue du bien et du mal pour aller débusquer dans leurs rôles la vérité de notre humanité noueuse.

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« J’ai essayé de défendre une femme vulnérable, explique l’actrice espagnole en s’arrêtant sur le mot “défendre”. Une femme victime d’elle-même, pleine de la frustration de ne pas avoir réalisé ses rêves. Inconsciemment, elle va se substituer à sa fille. Or, justement, ce qui est terrible c’est cette inconscience. Le monde est rempli de gens sûrs d’eux qui pensent pouvoir agir pour les autres… »

En France, on ne la connaît pas ; en Espagne, depuis quarante ans et une trentaine de films, Emma Suarez est une star. Son enfance ? Un quartier populaire de Madrid. La famille compte cinq enfants. Le père, qui travaille dans une agence de publicité, a un goût contagieux pour la culture. C’est lui qui, en 1979, aux heures balbutiantes de la démocratie retrouvée, repère une petite annonce pour un casting et suggère à sa fille de s’y présenter. Emma Suarez Bodelon a 14 ans, lit Nietzsche poussée par son frère aîné, se voit journaliste ou historienne d’art… et se retrouve rôle principal dans Memorias de Leticia Valle, un classique de la littérature espagnole du XXsiècle, adapté au cinéma par Miguel Angel Rivas, aux côtés de vedettes comme Fernando Rey. « Je pensais qu’ils étaient tous fous ! Me choisir, moi ! », en rit-elle encore.

Emma Suarez est le symbole de cette cinématographie espagnole qui peine à sortir de ses frontières

C’est ainsi qu’elle devient actrice. Sans préméditation et sans école. Elle joue dans des productions classiques d’abord, puis est enrôlée par la nouvelle vague du cinéma espagnol qui, dans les années 1990, rue dans les brancards. Elle sera ainsi l’icône des trois premiers films de Julio Medem (Vacas, L’Ecureuil rouge, Tierra). C’est l’époque où l’on découvre son visage sur les écrans français.

Emma Suarez est le symbole de cette cinématographie espagnole qui peine à sortir de ses frontières. Cette année, l’actrice a raflé à la fois le Goya (l’équivalent espagnol des Césars) de la meilleure actrice pour Julieta, de Pedro Almodovar, et celui du meilleur second rôle féminin pour La Proxima Piel, d’Isaki Lacuesta et Isa Campo, avec Sergi Lopez et Bruno Todeschini. Ce film-là pourtant, tout auréolé de gloire qu’il soit de l’autre côté des Pyrénées, nous ne le verrons pas en France, sauf sur Netflix. « Paradoxalement, chez nous, les chaînes privées offrent une porte de sortie à des réalisateurs talentueux », constate-t-elle.

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« Un cinéma très cru »

Emma Suarez a ce sourire spontané qui dit son goût de la vie, et ces sourcils interrogateurs qui racontent combien elle prend tout au sérieux. Chaque phrase lancée, chaque question posée, mérite qu’elle s’y arrête. La veille de notre rencontre à Paris, elle a revu Les Filles d’Avril qu’elle n’avait visionné qu’à Cannes (Prix du jury dans la section Un certain regard). Son ­visage s’assombrit, elle cherche ses mots : « Michel Franco fait un cinéma très cru, sans musique, sans explications. Quand le film s’arrête, à la fin dans le noir, c’est comme une baffe… » Et ajoute : « Quand j’ai lu le scénario pour la première fois, j’ai pensé : mes enfants ne peuvent pas voir ce film. Ce serait très cruel de leur montrer ça. »

Long silence. Puis un rire libérateur secoue sa tignasse rebelle, rompant le voile tragique qui nous a un instant enveloppés. Son fils a 24 ans, sa fille 12, des pères différents, un même attachement. « C’est intéressant : quand on est jeune on s’inquiète du regard de ses parents, quand on est vieux, de ­celui de ses enfants. On est pris au piège toute la vie », conclut celle qui ne s’est pourtant jamais censurée, acceptant des rôles difficiles, incarnés, violents, charnels.

« Je marche au défi »

A 53 ans, elle que l’on avait connue jeune première incandescente, revient au-devant de la scène dans toute la joliesse de sa maturité. Dans Julieta, elle était une mère dont la fille disparaît. Dans La Proxima Piel, une mère dont le fils réapparaît. Dans Les Filles d’Avril, une mère vampirisante… Mère, mère, mère, aux prises avec la difficulté d’aimer. « Je marche au défi, dit-elle. Comme celui de travailler avec des réalisateurs indépendants, d’accepter des premiers films, des projets difficiles, y compris financièrement… Si j’ai aimé le rôle d’Avril, c’est parce que c’est l’un des plus durs que j’ai rencontrés. Chez moi, la peur est un moteur ; et faire du cinéma, thérapeutique. »

Après un drame amoureux, elle a frappé à la porte d’une psychanalyste : « Tu es actrice, tu dois savoir contrôler tes émotions, lui a asséné la thérapeute. Fais-toi belle et va faire un tour à vélo avec ton fils… » Emma Suarez n’est pas retournée la voir, mais on sent bien qu’elle ne contrôle pas totalement ses émotions. C’est peut-être cela qui la rend si vraie.

Elle dit : « J’essaye de tout mener de front. Les tournages et ma vie avec mes enfants.Je ne suis pas Avril, je ne décide pas pour eux, ­j’essaye de les accompagner. C’est dur parce que parfois on voit leurs limites, leurs difficultés, leurs barrières. On a envie de décider pour eux… » Quand on lui fait remarquer que le film ne juge pas, qu’il raconte, que ces ambivalences sont tapies au fond de chacun de nous, et que l’on a tous envie de voler la jeunesse de nos enfants, elle sourit, puis, secouant la tête, murmure : « Es verdad… Es verdad… Oui, c’est vrai. »

"Pedro Almodovar a besoin d'un cadre où la passion est présente"
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