Luaty Beirao, rappeur et vigie des élections en Angola
Luaty Beirao, rappeur et vigie des élections en Angola
Par Joan Tilouine (Luanda, envoyé spécial)
Ce mercredi, alors que 9 millions d’électeurs sont appelés aux urnes, l’artiste et militant ne vote pas mais recense sur Internet les irrégularités du scrutin.
Quatre geeks dans le salon d’un appartement bourgeois vide sur le front de mer de Luanda. Une douce musique angolaise résonne dans ce lieu dont ils ne communiquent l’adresse que par WhatsApp. Une planche de skate traîne sur le sol, une télévision retransmet le journal télévisé. En boucle, à l’écran durant des heures, défilent à un rythme lent des officiels en costume qui inaugurent des routes ou lisent des communiqués, des hommes à l’air grave ou exalté, des gentils et des méchants vêtus de rouge, de vert ou de jaune, selon leurs partis.
Les plateaux sont modernes, les présentateurs sérieux, les graphismes soignés, à l’américaine ou plutôt à la brésilienne, une référence de l’élite angolaise. Les quatre geeks décortiquent ces émissions politiques avec une approche quantitative et militante. Ils comptent minutieusement le temps consacré à chaque grand parti par la télé publique TPA et la chaîne privée TV Zimbo. Une démarche audacieuse en Angola, dérangeante et, finalement, très politique.
« Si tu votes MPLA, tu me tues aussi »
« J’aimerais faire autre chose », lâche d’emblée l’un d’entre eux, le rappeur Luaty Beirao, figure de la société civile engagée contre le régime. « On appelle les électeurs à surveiller le processus électoral et à dénoncer ce qui ne va pas, sur Internet car c’est le seul espace de liberté en Angola. » Luaty Beirao, 35 ans, est de ces incorrigibles activistes pacifiques. Son récent séjour d’une année en prison, entre 2015 et 2016, avec seize autres militants surpris en train d’étudier un livre intitulé Outils pour détruire une dictature et éviter une nouvelle dictature, n’a pas suffi.
Ce fils bien né d’un cacique du pouvoir vient de sortir un clip, réalisé dans l’urgence à la caméra GoPro dans les rues de Luanda, en pleine campagne pour les troisièmes élections générales de l’histoire du pays. Le morceau, qui s’intitule « Se Bond4 Sozinh4 » – que l’on pourrait traduire par « suicide-toi tout seul » – a été enregistré à la va-vite avec un smartphone. Son message est clair : « Si tu votes MPLA, tu me tues aussi. »
Ikonoklasta - Se Bond4 Sozinh4
Partout dans Luanda, partout dans le pays, flottent les drapeaux du Mouvement populaire de libération de l’Angola (MPLA), le parti au pouvoir depuis l’indépendance en 1975. José Eduardo dos Santos, à la tête du parti et du pays depuis trente-huit ans, ne se représente pas aux élections générales de ce mercredi 23 août. Son dernier ministre de la défense, Joao Lourenço, est le grand favori pour lui succéder.
Un traitement des télévisions favorables
Au cours de cette campagne qui s’est plutôt déroulée sans violences, la propagande du MPLA a été omniprésente dans les rues, dans les magasins, dans les téléphones inondés de SMS, dans les médias. Le grand vainqueur de la longue guerre civile (1975-2002), devenu multimilliardaire grâce à ce pétrole qui lui a permis de se racheter une image sur la scène internationale, continue de dicter les règles du jeu de la « démocratie » angolaise. A la télévision, le parti-Etat a été considérablement privilégié, selon les études des quatre geeks improvisés sociologues des médias dans le cadre du projet Jiku lancé par l’association Handeka.
Ainsi, sur un échantillon de 738 minutes de journaux télévisés diffusés sur la TPA entre le 23 juillet, date du début officiel de la campagne, et le 9 août, le MPLA et le gouvernement ont bénéficié de 84 % du temps consacré à l’actualité politique. L’Union nationale pour l’indépendance totale de l’Angola (Unita), le premier parti d’opposition, s’est contentée de 31 minutes et la coalition de partis d’opposition Casa-CE d’une vingtaine de minutes. « Et encore, les directs consacrés à l’Unita ont souvent été entrecoupés ou ont connu des problèmes techniques de transmission », dit Luaty Beirao, exaspéré.
Quid des médias privés ? La chaîne TV Zimbo semble plus zélée encore que la télévision publique. Sur 1 346 minutes de journaux analysés par Jiku entre le 25 juillet et le 20 août, 93,98 % du temps a été dédié au MPLA et au gouvernement, contre 1,82 % à l’Unita et 2,3 % à Casa-CE. Un traitement partial de la campagne qui s’illustre par la journée du 17 août, marquée par les meetings du MPLA et de l’Unita dans la ville de Lobito, à près de 500 km au sud de Luanda. TV Zimbo offre plus de 16 minutes à la campagne de Joao Lourenço, contre 2,5 minutes à celle d’Isaias Samakuva, le candidat de l’Unita.
Des sympathisants du MPLA, le parti au pouvoir, lors du dernier meeting à Luanda, le 19 août 2017. / MARCO LONGARI/AFP
« La peur se dissipe peu à peu »
« Cette période électorale est le seul moment de souveraineté qu’on nous accorde, mais on nous le confisque, déplore Luaty Beirao. Ces élections sont libres mais pas crédibles ni démocratiques et je suis étonné que les partis d’opposition acceptent d’y participer. Comme en 2012, ils dénoncent des tricheries mais appellent à voter. ».
Ces élections se déroulent sous la surveillance de seulement quatre observateurs de l’Union européenne, que Luanda a fini par accepter, auxquels s’ajoutent les représentants de la Communauté de développement d’Afrique australe (SADC), soupçonnés par l’opinion publique d’être acquis au pouvoir.
Avec le projet Jiku, l’activiste veut ajouter un autre regard. Luaty Beirao compte recenser en temps réel les dysfonctionnements de cette campagne, voire les irrégularités de vote, et les géolocaliser sur une Google Map dans laquelle il injectera les résultats au fil de la soirée, mais aussi les témoignages qu’il espère recevoir. Une action urbaine et numérique. Or, pour le moment, le taux d’accès à Internet reste bas en Angola : 12,4 % en 2015 selon l’Union internationale des télécommunications.
« Beaucoup de gens ont peur de collaborer à ce projet, craignent le pouvoir et ont l’impression que si le MPLA perd, il utilisera la force, dit-il. La peur se dissipe peu à peu, mais la rue est bien contrôlée. La seule chose qu’ils ne contrôlent pas encore, c’est le Net et c’est là qu’on agit. »
Face à lui, les yeux rivés sur son ordinateur, Afonso Matias, alias Mbanza Hamza, acquiesce. Ce jeune homme à la dégaine d’artiste débonnaire est un enseignant, lui aussi passé par la prison il y a deux ans avec Luaty Beirao et quinze autres militants tous accusés de « tentative de rébellion » et d’avoir fomenté un « coup d’Etat ». Dans un contexte de crise économique marqué par la chute des cours du pétrole, Luanda a durci sa répression. Ce qui avait provoqué une indignation molle des partis politiques de l’opposition et des condamnations fermes d’ONG occidentales. L’image tant soignée du régime a été écornée. Les « revus » (révolutionnaires) de Luanda ont été libérés en juin 2016.
« La prison nous a rendus encore plus engagés et plus influents, plus écoutés aussi. Le régime voulait nous faire abandonner notre lutte pour la démocratie, c’est le contraire », disent Luaty Beirao et Mbanza Hamza d’une même voix. Ce mercredi 23 août, 9 millions d’électeurs sont appelés aux urnes. José Eduardo dos Santos quitte le pouvoir mais conserve la présidence du MPLA. La poignée d’activistes de Luanda entend peser sur cette élection et ainsi marquer à leur manière ce moment historique pour l’Angola.
Luaty Beirao : « Je rêve pour l’Angola d’une élite qui cesse d’être rapace »
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