Jeux vidéo : « Peu à peu, on s’éloigne du fameux principe de la Schtroumpfette »
Jeux vidéo : « Peu à peu, on s’éloigne du fameux principe de la Schtroumpfette »
Propos recueillis par William Audureau
Pour la chercheuse Marion Coville, la multiplication des héroïnes dans l’industrie du jeu vidéo est un signe positif. Mais il s’inscrit dans un contexte de recul des droits des femmes.
Nadine Ross et Chloe Frazer dans « Uncharted : The Lost Legacy ». / Sony
Marion Coville est chercheuse associée en sciences de l’information et de la communication à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et présidente de l’OMNSH (Observatoire des mondes numériques en sciences humaines, structure réunissant des chercheurs en jeux vidéo). Après la sortie le 22 août sur PlayStation 4 d’Uncharted: The Lost Legacy, premier épisode de cette série de jeu d’aventures majeur à mettre en scène deux héroïnes modernes, elle livre au Monde son analyse de l’évolution de la représentation des femmes dans les jeux vidéo.
Avez-vous l’impression qu’il y a eu une évolution dans la représentation des héroïnes de jeux vidéo d’action depuis le reboot de Tomb Raider, qui avait suscité la polémique en 2012, notamment en raison d’une scène évoquant une tentative de viol ?
Marion Coville : 2012 est une étape importante pour le débat sur la représentation des femmes : c’est le moment où il devient public. Quelques mois avant la controverse sur le reboot de Tomb Raider, Anita Sarkeesian produit ses premières vidéos sur les héroïnes de jeux vidéo, et subit une immense vague de harcèlement et de menaces. Un traitement que connaît aussi [la blogueuse féministe] Mar_Lard lorsqu’elle s’exprime sur l’article de Joystick au sujet du reboot de Tomb Raider. La même année, le hashtag #1reasonwhy, regroupant les témoignages sur le sexisme dans l’industrie du jeu vidéo, est créé.
L’évolution la plus importante que je remarque, c’est la dimension publique de ce débat sur les femmes, héroïnes, conceptrices ou joueuses. Il ne se passe pas un mois sans qu’un média prenne la question à bras-le-corps, et la sortie d’un jeu vidéo est souvent l’occasion d’une analyse au prisme du genre. On remarque le caractère sexiste d’un choix de conception ou de marketing, les héroïnes — encore trop rares — sont saluées, les espaces de parole se multiplient, concepteurs et conceptrices sont invité·es à s’exprimer sur le sujet. Certaines représentations stéréotypiques nous paraissent aller un peu moins d’elles-mêmes, il me semble qu’il y a une prise de conscience que d’autres choix de représentations sont possibles, et surtout nécessaires.
Ces dernières années, plusieurs jeux d’action ont inclus des personnages féminins : sans chercher l’exhaustivité, on peut citer Borderlands, Evolve, Dead Island, Gigantic, NieR Automata, Dishonored 2, la franchise Call of Duty ou encore Overwatch, sans oublier Mass Effect, qui propose depuis le premier opus d’incarner un homme ou une femme. Cela ne veut pas pour autant dire que la situation est idyllique. Les femmes demeurent minoritaires, et de nombreux personnages féminins apparaissent dans des jeux ou des modes spécifiques (le multi) où il est possible de choisir entre plusieurs personnages ou de constituer une équipe. Il ne s’agit pas de jeux où un personnage féminin tient la vedette (on peut tout de même citer dans cette catégorie Mirror’s Edge Catalyst, Horizon Zero Dawn, ReCore ou Hellblade : Senua’s Sacrifice).
De plus, la visibilité émergente des personnages féminins ne se fait pas sans heurts. On pense par exemple aux violentes réactions de certains lorsqu’EA a intégré des équipes féminines à FIFA 16. Ou, lorsqu’un responsable d’Assassin’s Creed Unity estime que la création d’un personnage féminin représente trop de travail. Par ailleurs, si le débat devient public, c’est aussi en raison de la violence des réactions (harcèlement, menaces) auxquelles font face les critiques féministes, notamment lors des controverses autour du GamerGate. Plus généralement, ces débats prennent de l’importance dans un contexte politique inquiétant de recul des droits des femmes, qui donne à nos luttes un caractère de plus en plus urgent.
De ce que vous savez de « The Lost Legacy » et des personnages de Chloe Frazer et Nadine Ross, est-on enfin arrivé à une représentation positive satisfaisante d’une héroïne d’action dans un jeu vidéo — en tout cas celui-ci ?
Pour le moment je ne peux me baser que sur quelques vidéos. Pour avoir une vue d’ensemble, il faudrait se pencher précisément sur les actions et les possibilités offertes ou non par le gameplay, sur l’évolution des personnages, sur la relation proposée entre le regard de celui ou celle qui joue et le corps des personnages, ou encore sur les interactions qu’ont les personnages entre eux tout au long du jeu… Mais on peut déjà comparer les personnages de The Lost Legacy aux représentations courantes dans les médias et dans les jeux vidéo. Il y a quelques signes encourageants : non pas un, mais deux personnages féminins principaux travaillant en équipe. Des vêtements qui semblent relativement appropriés pour la tâche qui leur incombe. Une femme non blanche fait partie des personnages principaux, alors que les héroïnes non blanches sont encore bien trop rares. Pour paraphraser Alison Bechdel [à l’origine du test de Bechdel, qui énumère plusieurs critères d’un film non sexiste], on distingue au moins deux personnages féminins identifiables, qui interagissent ensemble, et parlent d’autre chose que d’un personnage masculin !
Selon vous, quelles améliorations doivent être apportées urgemment aux autres jeux d’action pour parvenir à des représentations qui ne soient plus sexistes, et que Chloe Frazer et Nadine Ross ne soient pas qu’une exception ?
Un élément central que partage The Lost Legacy avec d’autres jeux vidéo comme Bayonetta ou Mirror’s Edge par exemple, c’est la présence de plusieurs femmes. Petit à petit, on s’éloigne de la présence unique d’un seul personnage féminin dans un univers masculin, ce fameux principe de la Schtroumpfette ou l’élément féminin fait toujours référence au singulier, à ce qui dénote et qui maintient, en creux, le masculin comme neutre et universel.
L’autre changement nécessaire, c’est la prise en compte des publics effectifs de ces jeux vidéo et de leur variété, pour ne pas rester sur une figure abstraite et imaginée. Un argument souvent repris contre la présence de femmes dans les jeux vidéo est l’idée que « ça n’est pas ce que veut le public ». Il y a quelques années, [le concepteur et entrepreneur] Geoffrey Zatkin rappelait qu’un jeu avec une héroïne risquait surtout de recevoir bien moins de soutiens financiers… de la part des éditeurs. Dans son travail sur la conception d’un jeu vidéo, [la chercheuse] Aphra Kerr montre par exemple que les concepteurs ont souvent tendance à se représenter eux-mêmes comme futurs usagers des jeux qu’ils conçoivent. En règle générale, « le public » a bon dos lorsqu’il s’agit de justifier le statu quo, mais les études qui s’attachent à prendre en compte la diversité des publics et des expériences de jeu sont plus rares. Naughty Dog l’a déjà compris il y a quelques années, en insistant par exemple pour que les playtests du jeu The Last of Us concernent des joueurs ET des joueuses, alors que l’équipe chargée du test avait prévu un groupe non mixte, exclusivement masculin.