Kery James : « Notre époque devient étrangère à la connaissance »
Kery James : « Notre époque devient étrangère à la connaissance »
Propos recueillis par Marie Godfrain
Portrait chinois du rappeur « conscient », qui présente au Théâtre du Rond-Point sa première pièce, « A vif ».
Le rappeur Kery James, en concert à L’Olympia, à Paris, en mars. / FRANCOIS GUILLOT/AFP
Depuis une quinzaine d’années, Kery James, 39 ans, nourrit le rap français d’une plume ciselée, qu’il met désormais au service du théâtre avec A vif, la pièce qu’il a écrite et interprète au Théâtre du Rond-Point jusqu’au 1er octobre. Dans ce dialogue entre deux avocats, l’ancien chanteur d’Ideal J dépeint sa vision de la France, écartelée entre les classes dominantes et les plus démunis. Un brûlot acide et désenchanté inscrit dans la continuité du discours de cet artiste qui a toujours placé la conscience politique au cœur de son travail.
Quelle époque auriez-vous aimé connaître ?
La Révolution française, pour mieux appréhender les dessous de la période. Je ne suis pas sûr qu’elle soit telle qu’on nous l’a présentée à l’école. Le peuple qui gagne contre la classe dominante… Aujourd’hui, cette caste est toujours présente, elle a juste mué durant la Révolution.
Une image de notre époque ?
Deux personnes assises à une terrasse de café, chacune le nez sur son téléphone. Deux êtres qui sont ensemble sans vraiment l’être… C’est un constat, pas une critique, car je suis le premier à vivre avec mon portable greffé à la main.
Un son ?
Malheureusement, un échange de coups de feu. Je pense notamment à la première fois où j’ai entendu des balles fuser à la télé française. Lorsque Mohamed Merah était retranché dans son appartement et que les chaînes ont suivi en direct l’assaut. Ça a marqué un tournant dans le traitement de l’actualité…
Un livre de notre époque ?
Ceux des sociologues Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon. J’ai rencontré la première dans une classe de Montreuil, en Seine-Saint-Denis, où nous avions été tous deux invités pour un atelier. J’ai alors découvert leur travail et leur analyse de la société, notamment sur la reproduction des élites. Leur pensée a fait tomber beaucoup d’illusions que je pouvais avoir sur l’éducation et la question des classes sociales…
Une personnalité ?
Sans surprise, je dirais Donald Trump. Il a de l’argent, il a fait de la télé-réalité, il est – à mon humble avis – limité intellectuellement… et il devient président des Etats-Unis. C’est le signe d’une société tirée vers le bas. Cela pourrait-il arriver en France ? C’est la question que je pose dans ma pièce.
Un hashtag ?
#lecombatcontinue. Toute ma vie, j’ai lutté et, finalement, j’aime voir ma vie comme un défi. Je suis noir, banlieusard, converti à l’islam… J’ai dû faire face à beaucoup de préjugés et je réalise que, si je ne suis pas à la place à laquelle je devrais me retrouver, c’est parce que je me suis battu.
Un bienfait ?
Les réseaux sociaux, lorsqu’ils portent des mouvements de solidarité. Je les utilise pour ma carrière artistique. A travers elle et eux, j’essaie de faire bouger les lignes.
Un mal de l’époque ?
La défaite de la réflexion. Nous vivons une époque où les gens n’ont plus envie de réfléchir, quels que soient les milieux, les âges… Par exemple, le rap « conscient » a disparu car il n’intéresse clairement pas les gens et ne rapporte donc pas d’argent. Les jeunes rappeurs font le choix de l’argent facile plutôt que de l’engagement.
Une invention ?
Le GPS. Je suis en conflit régulier avec les gens qui se croient plus malins que le GPS, alors qu’au final celui-ci a raison. Il sait adapter en permanence les trajets au trafic. Cependant, à cause de lui, on perd certainement en autonomie. Encore une défaite de la réflexion !
A quoi notre époque est-elle étrangère ?
A la connaissance. Paradoxalement, tous les outils qui pourraient nous apporter celle-ci nous en éloignent et les gens sont de moins en moins savants.
Qu’est-ce que votre pièce raconte de notre époque ?
Elle raconte ses préjugés, et j’espère qu’elle les fait tomber. Le fait que la pièce ait du succès prouve que notre société manque cruellement d’espaces pour débattre.
Comment parler de notre époque aux enfants ?
Comme à des adultes ! J’ai la conviction qu’ils ont une grande compréhension des choses. Je prends du temps avec mes enfants pour mettre en perspective le monde qui nous entoure.
Qu’avez-vous appris des différentes époques de votre vie ?
Qu’il me reste encore beaucoup de choses à apprendre…
Un pays qui symbolise notre époque ?
Le Canada est celui qui m’intéresse le plus. Je n’ai pas la prétention de bien le connaître, mais les bribes d’information qui me parviennent et les moments passés là-bas m’ont fait bonne impression. Le film de Michael Moore, Where to Invade Next [2015], traite très bien des différences entre les Etats-Unis et le Canada et il m’a beaucoup marqué. Je trouve son premier ministre, Justin Trudeau, très courageux.