Au tribunal de Nanterre, le jet d’une bouteille d’eau prétexte à un débat sur le génocide arménien
Au tribunal de Nanterre, le jet d’une bouteille d’eau prétexte à un débat sur le génocide arménien
Par Feriel Alouti
Deux étudiants d’origine arménienne ont comparu, mardi 17 octobre, pour avoir, en mars 2015, aspergé d’eau l’ambassadeur turc, puis diffusé les images sur Internet.
La salle d’audience est bien trop exiguë, ce mardi 17 octobre, pour accueillir tous les professeurs, proches et militants venus assister au procès de Tad Demir, 25 ans, et Michael Momajian, 22 ans, deux étudiants français d’origine arménienne jugés, le premier, pour violence avec préméditation ou guet-apens sans incapacité, et le second, pour complicité et diffusion d’images.
Les faits remontent au 2 mars 2015, quelques semaines avant la commémoration du centenaire du génocide arménien. A l’époque, la jeunesse arménienne est en ébullition, avide de reconnaissance, prête à crier haut et fort ses traumatismes, et à réclamer réparation.
A la faculté de droit de Malakoff (Hauts-de-Seine), Tad Demir, étudiant en sciences politiques, décide de profiter d’une conférence sur la laïcité pour s’en prendre à l’ambassadeur turc, Hakki Akil, invité pour l’occasion. Peu après 14 h 30, le jeune homme descend calmement les marches de l’amphithéâtre où a lieu la rencontre, il ouvre sa veste et balance sur la chemise et le visage du diplomate une bouteille d’eau colorée en rouge. Le tout en criant : « La Turquie est un Etat fasciste qui refuse de reconnaître le génocide arménien. » Puis, il tente de s’échapper avant d’être rattrapé et enfermé dans l’infirmerie. Les images de la scène, filmée par son camarade Michael Momajian, sont diffusées dans la soirée sur Internet.
« Symbole de l’impunité de l’Etat turc »
Face au tribunal, Tad Demir, vêtu d’une veste froissée et d’un pantalon en toile, rappelle aussitôt que cette affaire s’est déroulée dans un « contexte particulier ». Pendant plusieurs minutes, il tente, la voix tremblante et le souffle court, de prouver le négationnisme de l’Etat turc, et par la même occasion la réalité du génocide. Lui, qui se considère comme une « victime », veut transformer son procès en tribune politique. Il explique ainsi comment à l’époque, il a vécu comme une « provocation » la décision de Recep Tayyip Erdogan, alors premier ministre, de choisir le 24 avril – date officielle du début du génocide arménien – pour commémorer un tout autre événement, la bataille de Gallipoli qui opposa la même année les troupes françaises et anglaises aux Ottomans dans les Dardanelles. Il tente de poursuivre son argumentation mais le président, visage rond et front dégarni, lui lance :
« Je vais vous arrêter là. Je ne peux pas vous laisser poursuivre sur des thèmes très généraux connus du tribunal, qui a un peu de culture générale. »
Et d’ajouter : « Ce jour-là, le sujet, c’était la laïcité en Turquie, pas de rapport avec le génocide… »
« Notre objectif, répond Tad Demir, c’était de faire quelque chose de marquant pour qu’on puisse parler du génocide arménien et de la politique de l’Etat turc concernant ses minorités et l’opposition ».
Et pour cela, rien de mieux que de viser « un représentant de l’Etat turc ». Quant à l’eau colorée façon sang, c’est le « symbole du crime, de l’impunité de l’Etat turc », dira plus tard Michael Momajian, un jeune homme aux cheveux noirs et aux sourcils touffus.
« Une échelle des crimes »
Le président poursuit l’interrogatoire en demandant à Tad Demir, avec une précaution inhabituelle dans une cour de justice : « Peut-être avez-vous eu tort ? » « M. Momajian et moi-même sommes plutôt victimes que coupables », répond l’accusé avec aplomb. Car, il insiste, ce qu’ils ont fait c’est « en mémoire de leurs ancêtres qui aujourd’hui encore n’ont pas de sépulture ». D’ailleurs, pour prouver son innocence, il s’en remet aux travaux de l’historien Yves Ternon auteur de l’ouvrage Enquête sur la négation du génocide (Ed. Parenthèses). « Selon lui, raconte l’étudiant, une personne qui est victime et qui n’a pas connu réparation ne peut pas être considérée comme un accusé. » « On est plus dans la philosophie que dans le droit », lui fait remarquer le président, avant de donner la parole à la partie civile.
Aaron Bass, avocat de l’ambassadeur, absent à l’audience, lâche alors en direction du prévenu :
- « Un juif ashkénaze peut-il s’en prendre à un Polonais ? »
- « Votre question me pose un problème », rebondit aussitôt le président.
- « C’est bancal d’établir une échelle des crimes », répond toutefois M. Demir. Avant d’ajouter : « La différence c’est que les juifs ont obtenu réparation, on peut estimer que ce n’est pas suffisant mais ils en ont obtenu une. »
- « Est-ce qu’un Azéri peut s’en prendre à un Arménien ? », ose une seconde fois Me Bass, provoquant aussitôt l’ire du public.
Pantois, le président demande – une fois de plus – de revenir aux faits. Après la plaidoirie de la partie civile, la procureure requiert pour les deux prévenus trois mois de prison avec sursis. Car, si « l’histoire est complexe et douloureuse », elle estime que « la liberté d’expression doit pouvoir exister en paix ». La décision a été mise en délibéré au 28 novembre.