L’installation « Daylight Wheel », de la Néerlandaise Hella Jongerius. | Stephen Chung/LNP/MaxPPP

A première vue, on pénètre dans un gigantesque deltaplane de béton, petit cousin anglais du CNIT (Centre des nouvelles industries et technologies) de la Défense. Mais l’intérieur du nouveau Musée du design de Londres, cathédrale géométrique et lumineuse chaudement tapissée de chêne clair, tient plus de l’hôtel de luxe que de la foire-exposition. Ouvert il y a un peu moins d’un an, en novembre 2016, le lieu, niché dans le quartier chic de Kensington, est déjà un phénomène par son succès : 700 000 visiteurs l’ont découvert et apprécié en moins d’un an. Son secret tient à la fois dans la magie du bâtiment, qui mérite en lui-même le détour, et dans le génie très british de tisser un lien intelligible pour tous, entre arts, techniques, économie et modes de vie.

« Un musée est fait pour raconter des histoires », prévient Deyan Sudjic, le maître des lieux. Celle de ce bâtiment désormais dévolu à la rencontre de la création artistique et du public, est singulièrement lourde de sens. Inauguré en 1962 pour abriter l’Institut du Commonwealth, l’édifice futuriste était censé célébrer la glorieuse alliance du Royaume-Uni avec ses anciennes colonies. Les parquets de bois provenaient du Nigeria, le toit mêlait le cuivre de Rhodésie du Nord (la Zambie depuis 1964) et l’aluminium canadien. Rapidement devenu obsolète, déserté et abandonné, le spectaculaire monument, bien que classé, était sur le point d’être démoli lorsque le Musée du design fondé par Terence Conran, créateur d’Habitat, a jeté sur lui son dévolu.

« Le design est quelque chose de trop intéressant pour être laissé aux seuls designers. » Deyan Sudjic, directeur du musée

La construction de logements de rapport sur l’emprise de feu l’Institut du Commonwealth a permis de financer partiellement la rénovation du lieu. Là s’est installé voici un an, spectaculairement agrandi, le Musée du design, auparavant implanté (depuis 1989) dans un ancien entrepôt de bananes des bords de la Tamise, non loin de Tower Bridge. Sous le crayon de l’architecte britannique John Pawson, la cathédrale de béton brutaliste, conçue pour impressionner les visiteurs, s’est muée en un lieu d’exposition convivial.

Le succès immédiat de la nouvelle institution, pourtant située à l’écart des grands parcours artistico-touristiques (Tate modern, Victoria and Albert Museum), témoigne de la réussite de ce qui était à l’origine un acte de foi. « Même dans le monde digital où nous vivons, une visite de musée est une expérience d’avenir, professe Deyan Sudjic, 65 ans, directeur depuis 2006 du Musée du design, dont le costume-cravate classique déjoue les clichés de la branchitude. C’est une occasion d’éteindre votre portable et de partir à la rencontre d’autres gens dans un endroit accueillant où vous vous sentez bien. » Ancien journaliste passé par la critique d’art, ce fils d’immigrés yougoslaves estime que « le design est quelque chose de trop intéressant pour être laissé aux seuls designers ». Certes, il s’agit de « montrer de très belles chaises » mais aussi de « faire comprendre à un large public les changements rapides de la planète ». Le nouveau temple du design « n’est pas centré sur une collection d’objets. C’est un musée d’idées ».

Des rencontres avec des créateurs

Ambitieuse, la formule n’est pas seulement théorique. Le musée de Kensington explique tout autant le design du point de vue du designer que de ceux du fabricant et de l’usager. Certes, le rôle du concepteur – qu’il s’agisse d’une petite cuillère ou d’un plan de ville – est particulièrement mis en scène, mais le visiteur comprend aussi le secret de la production en série des chaises bistro, des balles de tennis ou de la fameuse Ford T. Quant à l’usager, il se régale devant l’exposition des objets incroyablement divers qui ont servi à téléphoner, à écrire ou à écouter de la musique. De l’austère walkman Sony à l’écarlate machine à écrire Olivetti Valentine, de l’architecture à la mode et du dessin aux sciences sociales, des robots industriels à l’imprimante 3D, les yeux mais aussi la mémoire, les sentiments et les savoirs sont sollicités. Des ateliers proposent des rencontres avec des créateurs, des techniciens et des entrepreneurs. Un défilé de mode succède à la présentation d’un robot.

« Nous fonctionnons comme un cinéma multiplexe qui montrerait à la fois des films d’auteur, des reprises et des nouveautés, commente Deyan Sudjic. Autrement dit, des expositions populaires et des événements plus spécialisés. » Ce mois-ci, « California : Designing Freedom » et bientôt les 70 ans de Ferrari seront à l’affiche. Le musée de Kensington s’ouvre au design immatériel, en racontant l’histoire de la conception de Google Earth ou la naissance du premier Tweet.

N’y a-t-il pas de paradoxe à ouvrir un établissement à vocation mondiale en plein Brexit ? « Le design n’a pas de frontière, mais il peut adresser des messages plus ou moins ouverts. Les billets d’entrée en euro figurent des fenêtres ou des ponts. Ceux en livre sterling portent le portrait de la reine », fait-il remarquer. Lui qui a publiquement manifesté son désarroi après le vote du Brexit considère que toute institution culturelle est par définition consacrée à l’idée d’ouverture. Surtout dans l’hyper-cosmopolite Londres.