Des sympathisants communistes, derrière un drapeau rouge à l’effigie de Lénine, lors d’un rassemblement pour l’anniversaire de la révolution de 1917 à Stavropol, le 7 novembre 2010. / Eduard Korniyenko / REUTERS

Dans la nuit du 25 au 26 octobre 1917, Lénine et les bolcheviks prenaient le pouvoir en Russie, renversant le gouvernement provisoire instauré après l’abdication du tsar Nicolas II. Au lendemain de cette révolution d’Octobre, le pays devint un régime communiste. Près de trente ans après la chute de l’Union soviétique, Vladimir Ilitch Oulianov (alias Lénine) repose toujours dans son mausolée sur la place Rouge, à côté du Kremlin.

Isabelle Mandraud, correspondante du Monde à Moscou, a répondu aux questions d’internautes sur l’héritage de cette période aujourd’hui en Russie, au-delà de la symbolique soviétique.

LaTouf : Poutine essaie-t-il de s’inscrire dans l’héritage communiste ? Si oui lequel (Lénine, Staline) ? Ou n’est-ce pas réellement un sujet en Russie ?

Isabelle Mandraud : Vladimir Poutine s’inscrit dans l’héritage communiste, mais pour une part seulement. Il a, à plusieurs reprises, critiqué Lénine (notamment sur le degré d’autonomie accordée aux pays de l’URSS) mais il épargne Staline. Staline est aujourd’hui valorisé par le pouvoir, non pour sa politique de terreur, bien sûr, mais parce qu’il incarne la victoire de la seconde guerre mondiale, une certaine idée de « l’empire » (soviétique à ce moment-là), l’industrialisation… Cela provoque beaucoup de confusion.

LaTouf : Votre réponse renvoie, en creux, vers la vision qu’ont les Russes de Staline. Quelle est-elle ? Le « c’était mieux avant » suffit-il à tout effacer ?

Non, bien sûr. Il existe, dans une partie de la population, une certaine nostalgie mais personne n’a oublié non plus les pénuries, le manque de liberté, et surtout les millions de victimes. Chaque famille russe a souffert. On remet en place aujourd’hui des statues de Staline, à Moscou et dans quelques villes russes, mais elles provoquent à chaque fois des polémiques, à la différence des statues de Lénine qui, elles, n’ont jamais disparu du paysage.

Erik : « La désintégration de l’URSS est la plus grande catastrophe géopolitique du vingtième siècle ». Cette citation de Poutine est largement reprise dans les médias. Or, il a également déclaré que « celui qui ne regrette pas l’URSS n’a pas de cœur ; celui qui souhaite sa restauration n’a pas de tête ». Comment comprendre ce dernier désaveu ?

Il ne s’agit pas vraiment d’un désaveu. Vladimir Poutine essaie de combiner l’idée d’un Etat fort, telle l’URSS qui a influencé une partie du monde, avec les réalités d’aujourd’hui, dans un pays qui n’est plus sous l’influence idéologique communiste. Cela provoque quelques circonvolutions. Ainsi, le 19 octobre, lors de la rencontre du club Valdaï [forum international annuel d’experts qui débattent de la Russie et de son rôle dans le monde], le chef du Kremlin a tenté de faire le tri entre les « aspects négatifs » (la violence) de la révolution de 1917 et les « aspects positifs » (la puissance de l’ex-URSS).

Dominique : Qu’évoque le mot « révolution » à la population russe d’aujourd’hui ?

Chaos. Désordre. Violence. La « révolution », aujourd’hui, n’a pas bonne presse en Russie. Vladimir Poutine déteste ce mot. Le Kremlin ne cesse d’ailleurs de le mettre en avant pour parler de « l’ingérence étrangère », qu’il s’agisse des « révolutions de couleur » dans les ex-républiques de l’URSS (Géorgie, Ukraine), de la « révolution de Maïdan », qui a abouti au « coup d’Etat » en Ukraine en 2014, ou des « révolutions arabes ».

Pour Vladimir Poutine, une révolution est forcément téléguidée. Cela lui permet de construire un discours autour de la stabilité de son pouvoir face à l’Occident, qui chercherait à déstabiliser la Russie. Cette vision est reprise, exploitée, par les médias proches du Kremlin.

Apollonie : Les Russes sont-ils fiers de cette révolution communiste de 1917 ? Revendiquent-ils leur passé et leur héritage communiste ?

Il est impossible de généraliser. Certains Russes exècrent la révolution — les monarchistes, les nostalgiques de l’empire tsariste —, comme tous ceux, nombreux, qui considèrent que la révolution a fait « perdre soixante-dix ans » à la Russie. D’autres, communistes, restent fidèles à leurs idéaux, et d’autres encore conservent l’image d’un pays fort, « craint par le reste du monde ». L’image est très contrastée.

Myriam : y a-t-il un devoir de mémoire des victimes de la répression en masse ?

La révolution de 1917 est embarrassante du fait, justement, des nombreuses victimes qu’elle a provoquées. Celle de février 1917 est quasi passée inaperçue. Celle d’octobre existe un peu plus, sous l’influence des communistes. Dans ce contexte, un peu étrange il faut le dire, on parle des victimes.

Mais que faut-il comprendre lorsque, le 30 octobre, le mur du Chagrin, un monument consacré aux « victimes des répressions politiques » va être inauguré à Moscou, alors que Iouri Dmitriev, un historien bien connu en Carélie, qui a consacré sa vie à trouver des charniers de l’époque stalinienne, est en ce moment même poursuivi devant les tribunaux dans le cadre d’un procès ubuesque ? Le devoir de mémoire reste fragile, car il a toujours été dévoyé.

Un ouvrier nettoie une statue du fondateur de l’Union soviétique, Lénine, à Saint-Pétersbourg, en Russie, le 28 septembre 2017. / Dmitri Lovetsky / AP

CharlesH : Les dirigeants de la Russie actuelle ont-ils un jour reconnu les crimes commis lors de la révolution russe et de la guerre civile ?

Vladimir Poutine a parlé « d’erreurs », il a critiqué les violences, la brutalité employée, mais à ma connaissance, il n’a jamais employé le terme de « crimes ». Il n’y a pas eu de « repentance » au sens du discours du Vél’ d’Hiv’. Et, encore une fois, le message est totalement brouillé avec la réhabilitation d’un personnage comme Staline, que l’on voit réapparaître en buste à Moscou, par exemple.

J’ajoute que les archives des répressions, ouvertes en 1991, lors de la chute de l’URSS, ont été depuis lors refermées. L’ONG Mémorial, qui mène un travail remarquable sur la mémoire des victimes de l’époque soviétique, a été déclarée « agent de l’étranger ». Elle n’en poursuit pas moins sa tâche et a publié pour la première fois il y a un an un répertoire des bourreaux — et non des victimes —, qui a fait grincer.

Locrie : Comment est traitée la révolution russe dans les écoles du pays ? Comme le début d’un régime totalitaire ou comme le début d’une superpuissance russe ?

A vrai dire, ce sujet est très peu traité dans les écoles. Cela traduit bien évidemment la difficulté d’appréhender aujourd’hui le sujet, pour ne pas dire le malaise autour d’un événement qui a bouleversé la Russie et le monde entier, mais qui reste délicat à aborder car il divise profondément la société.

Ludvig : La Russie étant un pays très vaste, comment est abordée la révolution russe dans les différentes régions du pays, notamment chez les jeunes ?

Oui, la Russie est très vaste, mais elle a vécu les mêmes événements, de Saint-Pétersbourg, point de départ de la révolution, jusqu’à Vladivostok, son terminus. Il n’existe pas de différence « régionale », à part des lieux symboliques. Les jeunes, d’où qu’ils soient, me paraissent assez indifférents.

Dominique : Avec la réhabilitation de l’amiral Koltchak qui se profile après celle de Nicolas II, la Russie d’aujourd’hui n’est-elle pas davantage encline à célébrer la contre-révolution blanche que la révolution d’octobre ?

Il serait faux de présenter les choses ainsi. Les nostalgiques de l’époque tsariste sont aujourd’hui bien plus présents que par le passé ou du moins osent s’afficher comme tels — les plus radicaux d’entre eux, orthodoxes, se sont d’ailleurs fait largement entendre avec la sortie du film Matilda, qu’ils jugent — à tort — blasphématoire. Mais ils ne représentent pas une majorité.

adp : Dans l’opinion russe, y a-t-il une différence de perception entre les journées de février 17 et les événements d’octobre ?

La révolution de février reste dans les mémoires à cause de l’abdication de Nicolas II. Mais bien peu se souviennent que ces journées étaient porteuses d’un vent de libéralisation qui se refermera aussitôt avec la prise de pouvoir des bolcheviks. La révolution d’octobre a écrasé celle de février et, pendant des années, il n’en a plus été du tout question. Résultat : février 1917 reste méconnu d’une bonne partie de la population.

CodeCivil1804 : De quelle influence aujourd’hui le PC Russe se déclare ? (léniniste, staliniste, trotskiste… ?)

Le Parti communiste de la Fédération de Russie, le KPRF, refondé en 1993, se réclame de Lénine — surtout pas de Trotski, qui reste un personnage controversé et détesté dans la doxa communiste. Un feuilleton, qui devrait être bientôt diffusé sur la première chaîne de télévision, dépeint ce dernier comme un personnage loufoque, sanguinaire, en insistant sur ses origines juives. Mais la plupart du temps, Trotski est à peine mentionné. Staline, lui, reste une figure incontournable.

Avant-hier, à Moscou, devant la presse, Guennadi Ziouganov, président du Parti communiste, minimisait les victimes des répressions staliniennes, pour ne retenir que les côtés « positifs » de son régime.

Sam : Quel est le poids politique du Parti communiste aujourd’hui ?

Le Parti communiste possède un socle électoral, c’est certain. Il occupe une place particulière dans le paysage politique dans le sens où il fait partie de l’opposition-système — un terme particulier en Russie, qui désigne les partis représentés au Parlement et alliés du Kremlin —, à la différence de « l’opposition hors système », qui désigne, elle, des courants libéraux et démocrates. Ces derniers ne sont pas représentés, et n’ont pas accès aux chaînes de télévision publiques.

Dans ce contexte, le Parti communiste russe arrive souvent en deuxième position dans les élections, mais il est, me semble-t-il, en perte de vitesse.

Drybe : Fête-t-on la révolution dans les anciennes républiques soviétiques devenues depuis indépendantes ?

On ne fête plus la révolution dans les anciennes républiques soviétiques, à l’exception de la Biélorussie. La république biélorusse est d’ailleurs la seule à avoir conservé le nom « KGB » pour ses services de sécurité.