Crise de gouvernement au Liban : « En l’état, l’opération saoudienne est un fiasco »
Crise de gouvernement au Liban : « En l’état, l’opération saoudienne est un fiasco »
Notre correspondant à Beyrouth a répondu aux questions des internautes sur la démission surprise du premier ministre libanais, Saad Hariri, protégé de Riyad.
Une affiche représentant Saad Hariri, à Beyrouth, le 13 novembre. / MOHAMED AZAKIR / REUTERS
Le premier ministre du Liban, Saad Hariri, a surpris ses concitoyens autant que la communauté internationale en annonçant brusquement sa démission, le 4 novembre. Huit jours plus tard, son allocution, prononcée depuis Riyad, a alimenté le soupçon : aurait-il été contraint de quitter son poste par le pouvoir saoudien, son parrain ? La crise a brutalement fait monter la tension entre Téhéran et Riyad. Le correspondant du Monde à Beyrouth, Benjamin Barthe, l’a décryptée au cours d’un tchat avec les internautes.
Drjack : Que peut-on dire à ce jour du caractère volontaire ou dicté de cette démission ?
Benjamin Barthe : Saad Hariri n’avait pas l’intention d’annoncer sa démission depuis Riyad quand il est parti de Beyrouth pour s’y rendre, vendredi dernier. Comment et pourquoi a-t-il changé d’avis en moins de vingt-quatre heures ? Quelle a été la part de contrainte, de chantage ou de persuasion ? Nous ne le savons pas encore.
Le fait qu’Hariri a la nationalité saoudienne et qu’il dirige une entreprise de BTP dans le royaume l’expose à des pressions assez évidentes. La pratique du pot-de-vin est quasi institutionnalisée en Arabie. Les Saoudiens ont-ils usé de ce levier ? On ne le sait pas précisément.
Kiki : Si c’est bien l’Arabie saoudite qui est derrière cette démission, quel est son intérêt ? N’était-il pas déjà « du côté » de Riyad ?
Saad Hariri est un allié et même un client de l’Arabie saoudite. Mais le royaume aujourd’hui n’est pas le même qu’avant 2015, date de l’arrivée au pouvoir du roi Salman et de son fils, Mohamed Ben Salman, promu prince héritier en juin. Ce duo a tordu la diplomatie saoudienne dans un sens anti-iranien inédit. Ce raidissement est allé crescendo, de l’intervention militaire au Yémen en mars 2015 (contre les milices houthistes pro-iraniennes) en passant par la crise avec le Qatar (accusé d’être trop proche de Téhéran) qui a éclaté ce printemps, jusqu’à l’affaire Hariri d’aujourd’hui.
Du coup, l’attitude de Saad Hariri, son insistance à faire fonctionner son gouvernement d’unité, ses accommodements inévitables avec le Hezbollah, représenté dans la coalition, sont devenus inacceptables pour Riyad.
Sam : Quelle est la position du Hezbollah face à cette nouvelle tension ?
Dans la mesure où il occupe une position de force au sein du gouvernement libanais, il pousse pour que Saad Hariri revienne sur sa démission et que le gouvernement reste en place.
Gabriel : Cette démission a pour conséquence de laisser le champ libre à une montée en puissance du Hezbollah, à rebours des intérêts sunnites. Dès lors, quel bénéfice pour l’Arabie saoudite ?
Bonne question ! En l’état actuel, l’opération saoudienne est un fiasco. Mis à part quelques faucons, la rue sunnite, au lieu de se retourner contre le Hezbollah chiite soutenu par Téhéran, exige le retour de son premier ministre. Les Saoudiens ont sous-estimé le patriotisme des Libanais, qui, toutes confessions confondues, se sont sentis humiliés par le quasi-enlèvement de leur chef de gouvernement.
Après des années d’introversion, sous Fahd et Abdallah, période durant laquelle le royaume répugnait à user de son pouvoir, la direction saoudienne pêche aujourd’hui par excès de confiance. Elle a tendance à mal lire les dynamiques politiques dans les pays auxquels elle se confronte.
On l’a vu au Yémen, où l’armée saoudienne est enlisée. On le voit depuis le printemps au Qatar : les Saoudiens ont sous-estimé l’ampleur du soutien international dont dispose la famille régnante qatarie, fruit de la politique de rayonnement par le sport, la culture et autres vecteurs, mise en place par Doha depuis vingt ans.
Les Saoudiens ne s’attendaient sûrement pas à ce que la société libanaise réagisse de cette manière. Sans compter la gêne des capitales occidentales. La Russie parle de saisir le Conseil de sécurité de l’ONU, la France aussi évoque des « initiatives » en lien avec les Nations unies…
Estoril : Des commentaires très mitigés ont été prononcés à propos de la visite impromptue de Macron à Riyad. La diplomatie française espérait-elle obtenir un résultat tangible à l’occasion de ce déplacement ?
C’est pareil que dans la crise entre le Qatar et l’Arabie saoudite. Paris doit faire le grand écart entre deux alliés, en l’occurrence le Liban et Riyad. Cela tient aussi à la méthode Macron en affaires étrangères. Il veut pouvoir parler à tout le monde, il répugne à donner des leçons. Il estime pouvoir replacer de cette manière la France au centre du jeu international. Sans compter les retombées économiques : l’Arabie saoudite est un partenaire pivot de notre industrie de défense, difficile de se froisser avec elle.
Marie : De nombreux journalistes émettent l’hypothèse d’une préparation à la guerre contre le Liban et le Hezbollah par une alliance entre Israël, les Saoudiens et les Etats-Unis. Ces pistes se confortent-elles ?
L’Arabie saoudite et Israël se sont rapprochés ces dernières années, secrètement bien entendu. Tous deux perçoivent la montée en puissance de l’Iran dans la région comme une menace de premier ordre. C’est le principal moteur de ce rapprochement.
Cela dit, ni le Hezbollah ni Israël ne semblent désireux de se lancer dans une guerre. Le premier parce qu’il est occupé en Syrie, et le second parce qu’il sait qu’un tel conflit, même s’il en sort vainqueur, sera dévastateur pour son pays. Aujourd’hui, selon les estimations israéliennes, le Hezbollah dispose de 100 000 à 150 000 roquettes de courte, moyenne et longue portée. C’est dix fois plus qu’en 2006. De quoi faire réfléchir les stratèges israéliens.
Michel : Saad Hariri sort-il renforcé ou affaibli des événements des dix derniers jours ? Que dire de son avenir politique ?
Son avenir politique est un point d’interrogation. Dans le meilleur des cas, il revient à Beyrouth, confirme sa démission, est renommé premier ministre dans la foulée par le président Michel Aoun, puis il entame de nouvelles négociations avec le Hezbollah, forge un compromis, qui – miracle – est accepté par l’Arabie, et il parvient ainsi à reformer un gouvernement d’unité (il ne peut pas court-circuiter le Hezbollah, qui a un poids trop important au Parlement).
Dans le pire des cas, il revient à Beyrouth, confirme sa démission et s’envole deux heures plus tard pour Paris, où il possède un appartement et disparaît pour de longues années de la politique libanaise.
En fait, il y a encore pire : les Saoudiens ne le laissent pas partir et ne lui permettent pas non plus de confirmer sa démission en allant voir le président Aoun. Il reste dans le royaume, prisonnier de luxe, et pendant ce temps son pays s’enfonce dans la crise.
Martien : Qui pour prendre la place de Saad Hariri ?
Au Liban, le poste de premier ministre revient toujours à un sunnite (le président est maronite et le président du Parlement chiite). Or, aucun leader sunnite modéré ne semble prêt à s’asseoir sur ce fauteuil, particulièrement éjectable. Par solidarité avec Hariri et parce que cela supposerait de prendre de front l’Arabie saoudite, qui campe sur une ligne très dure. L’hypothèse d’un sunnite pro-Hezbollah est improbable aussi, parce qu’il n’obtiendrait pas la majorité au Parlement.
Les Saoudiens ont essayé de promouvoir le frère aîné de Saad Hariri, Bahaa, qui a la réputation d’être plus anti-Hezbollah que son cadet. Mais la famille s’est opposée à ce plan. Si Saad Hariri ne revient pas à Beyrouth ou du moins s’il ne parvient pas à obtenir du Hezbollah un geste qui lui permette de bâtir une nouvelle coalition, acceptable par Riyad, alors la vacance à la tête du gouvernement risque de se prolonger. Le Liban y est habitué : il n’a pas eu de président pendant deux ans et demi.