« Bangkok Nites » : dans l’envers des nuits chaudes thaïlandaises
« Bangkok Nites » : dans l’envers des nuits chaudes thaïlandaises
Par Jacques Mandelbaum
Dans cette plongée au cœur de la vie d’une prostituée, le cinéaste Katsuya Tomita mêle une vision politique et un sens esthétique prodigieux.
Bangkok, quartier rouge. Rue Thaniya, des brochettes de filles sucrées se vendent aux hordes de touristes sexuels nippons dans deux cents bordels où s’envolent des airs de karaoké. Quelque part en ville, au premier plan du film, dans une chambre, l’une de ces filles, cheveux lisses et port de reine, s’abîme dans une baie vitrée donnant sur la nuit scintillante de Bangkok, toisant la ville avec hargne : « Bangkok… Merde. » Il y a de quoi. Dans la pièce, un Japonais en peignoir éponge blanc, dadais pitoyable, se plaint du manque de tendresse de la fille fière qui le regarde de haut, se morfond dans sa mollesse libidineuse, mendie un sentiment qu’elle n’aura pour lui jamais.
Un plan plus tard, la voici dans une moto-taxi, triporteur vert pomme aux chromes rutilants qui illumine l’obscurité au vent d’une pop thaïlandaise à fond les manettes. Elle va retrouver son rabatteur, camé jusqu’à la garde, pour lui dire qu’elle laisse tomber ce type, ce satané lécheur d’Osaka.
Univers de lucre et de stupre
Coupe. Un lent travelling détaille ensuite une grappe d’une vingtaine de filles surexcitées rassemblées sur les travées d’une pièce en forme de bonbonnière rose, lançant en direction de la caméra, partant du client, des invites non équivoques pour être choisies, chacune selon son badge (couleur blanche pour un verre, couleur bleue pour la nuit). Parmi elles, la beauté brune du début, qui s’appelle Luck. Mais la chance, ici, se paie cash. Elle vient de la campagne, nourrit toute sa famille en se vendant. Elle est dans la rue la numéro un. Elle règne sur cet univers de lucre et de stupre, dans la stupeur opiacée, le kitsch triomphant, l’argent qui circule, le désir aigre du tourisme sexuel. Discothèques, bains, karaokés, atmosphère de plaisir et de prédation, exutoire et assommoir des hommes d’affaires nippons : une heure passe, électrique, languissante, à dépeindre ces paradis artificiels.
« Bangkok Nites », de Katsuya Tomita. / SURVIVANCE
Quand Luck retrouve Osawa, ex-amant perdu de vue depuis des années, le film bifurque. Exilé volontaire, sans le sou, bricolant des missions pour les entrepreneurs de son pays, Osawa, en partance pour le Laos, accompagne Luck chez elle, dans la région de l’Isan, dans le nord-est de la Thaïlande. Loin de la ronde des plaisirs, c’est l’envers du décor. C’est l’horizon qui s’ouvre, sur la beauté paradisiaque et la misère noire inextricablement mêlées.
Ici, la famille nombreuse de Luck, qu’elle tient à bout de bras en fille salement sacrifiée à sa communauté, à deux pas de sa mère droguée à mort qui refuse de la voir. Là, des paysages, des musiques, des personnages extraordinairement légers, presque désaffectés. Des fantômes en armes dans les forêts, un poète aveugle qui appelle au réveil des consciences, des Européens décavés dans un pitoyable bordel de campagne, une voyante cantilant un blues thaï à tomber en pâmoison, des garçons et des filles qui dévalent à moto la route tiède du désir sur une mélodie charmeuse.
La musique, justement populaire, sentie, engagée, suit Osawa quand il poursuit son voyage au Laos, où un gang interlope, venu des bidonvilles d’Asie, rappe la révolution à venir, dans un paysage rongé par les cratères creusés par les tonnes de bombes américaines larguées contre les communistes durant la guerre du Vietnam. Un temps séparés, Osawa et Luck se retrouveront à Bangkok, en l’état où ils se sont trouvés, mais plus riches de l’effusion sentimentale qui les a brièvement rapprochés. Quelque chose pourrait se dénouer si quoi que ce soit pouvait ici se nouer.
Agrégats de solitudes
L’état psychologique des êtres ressemble dans ce film à l’état mondialisé des choses, à quoi s’adapte la construction formelle du film. Narration trouée, broderies de moments faibles, nuées d’impressions disparates, pur enchantement d’un geste qui devient signe, scènes sans résolution : soit une épopée du morcellement et de la désaffection qui pourtant se recompose en une constellation d’une éblouissante évidence.
Toute une poétique du cinéma asiatique, du Taïwanais Hou Hsiao-hsien au Thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, se déploie dans ce film au profit d’une vision politique par laquelle son auteur, le Japonais Katsuya Tomita, se distingue de ces modèles. Cinéaste autodidacte découvert à Locarno en 2011 avec le magnifique Saudade, Tomita est un artiste qui, tout en cultivant un sens esthétique prodigieux, incarne fortement la présence des laissés-pour-compte de l’ordre mondialisé.
L’exotisme pop auquel on réduirait à bon compte Bangkok Nites ouvre en vérité sur des abîmes. Stigmates de la colonisation française et américaine en Asie. Reconduction par l’industrie du plaisir de l’assujettissement thaïlandais à l’impérialisme nippon. Continuation de la guerre par le moyen d’un commerce qui accumule les biens en détruisant le monde. Transformation des sociétés en agrégats de solitudes exponentielles. Ce monde, si lointain puisse-t-il paraître, est bien le nôtre.
« Bangkok Nites », de Katsuya Tomita / SURVIVANCE
A ce titre, Katsuya Tomita se profile comme une grande révélation du cinéma asiatique contemporain. Rares sont aujourd’hui les cinéastes qui, comme lui, réussissent à se hisser à la hauteur d’une telle ambition, alliant avec un aussi généreux talent la sensation et l’idée, le romanesque et le document, l’esthétique et la politique. Bangkok Nites fait à cet égard penser à ce qu’accomplit Revolution Zendj (2013), de l’Algérien Tariq Teguia. Même archéologie de la mémoire, même goût de la beauté, même immersion personnelle dans les milieux filmés, même sensibilité aux marges sociales, même goût du mouvement comme reconquête d’un espace aliéné, même foi en l’utopie d’une refondation nécessaire du monde.
Film thaïlandais et japonais de Katsuya Tomita. Avec Subenja Pongkorn, Katsuya Tomita, Sunun Phuwiset, Chutlpha Promplang, Tanyarat Kongphu, Sarinya Yongsawat (3 h 03). Sur le Web : www.survivance.net/document/45/69/Bangkok-Nites