« Paradis » : les crimes nazis sans les victimes
« Paradis » : les crimes nazis sans les victimes
Par Thomas Sotinel
Sobrement mis en scène, le film d’Andreï Konchalovsky sur l’extermination des juifs d’Europe exclut ceux-ci de sa dramaturgie.
Face à la caméra, filmé en noir et blanc, un homme vêtu comme un prisonnier ou un patient décrit minutieusement son enfance, ses débuts professionnels. Les spectateurs français auront reconnu Philippe Duquesne, que l’on n’attendait pas dans un film d’Andreï Konchalovsky. On n’attendait pas non plus du vétéran russe qu’il réalise un film aussi sobre sur un sujet – l’extermination des juifs d’Europe – qui ouvre des abysses d’où surgissent souvent des aberrations stylistiques. Mais la sobriété ne garantit pas contre les errements historiques.
Il ne faut que quelques instants pour comprendre que le ci-devant Deschiens tient le rôle d’un collaborateur français sous l’Occupation, d’un policier affecté (ou volontaire) aux affaires juives. Une fois que la caméra aura quitté ce lieu indéfini où se raconte le personnage, on passera, toujours en noir et blanc, à quelques scènes de la vie quotidienne, familiale et professionnelle, de Jules le collaborateur.
Selon le même principe, Olga (Julia Vytsoskaïa), aristocrate russe exilée en France, qui a rejoint la résistance, puis Helmut (Christian Klauss), se confieront à l’interrogateur anonyme avant qu’Andreï Konchalovsky ne les mette en scène dans leurs œuvres – de bien pour Olga, qui aide les enfants juifs à se soustraire à la déportation, du diable pour Helmut qui est affecté dans le camp d’extermination où la résistante est déportée.
Examen d’entrée pour la vie éternelle
Fort de l’indice que fournit le titre, on comprend que ces trois êtres sont morts, qu’ils passent un examen à l’entrée de la vie éternelle, et que Konchalovsky s’est attribué le rôle de l’Etre suprême. Il s’agit pour lui – il l’explique sans fausse modestie dans le dossier de presse – de « peindre le XXème siècle comme un siècle de grandes illusions enterrées sous les ruines, (de) montrer les dangers d’une rhétorique de haine ». Et il faut convenir que le procédé systématique ici employé n’est pas inefficace. Les soliloques d’outre-tombe apportent la distance rendue nécessaire par la représentation – fût-elle stylisée – de la machine d’extermination nazie, et que le cinéaste tente de contenir la mégalomanie du projet par une expression mesurée, qui doit beaucoup au noir et blanc du chef-opérateur Alexander Simonov.
Cette retenue ne peut rien contre les partis pris historiques du scénario (signé Konchalovsky et Elena Kiseleva) : dans ce drame de plus de deux heures dont l’auteur professe qu’il veut donner une leçon d’histoire aux générations futures sur le génocide des juifs, on ne trouvera qu’un personnage qui appartienne au peuple dont les nazis voulaient l’extermination. Et encore, Rosa est présentée sous le jour d’une kapo impitoyable (elle s’est fait passer pour arménienne afin d’éviter la chambre à gaz et obtenir cette position) qui ne retrouvera son humanité que grâce à l’esprit de sacrifice d’Olga.
Pour extraire l’essence de ce récit : Konchalovsky présente la tragédie du XXe siècle à travers un Français de culture catholique, un Allemand de culture protestante (Helmut est présenté comme l’ultime rejeton d’une famille de junkers) et une Russe qui professe sa foi orthodoxe, foi qui serait le seul bouclier face à la barbarie. Face à cette vision schématique (et qui fait peu de cas de l’histoire de l’antisémitisme sous les tsars ou le stalinisme), il faut, pour ne pas désespérer de la pensée russe (mais pas orthodoxe), lire ou relire les passages apocalyptiques de Vie et destin que le romancier Vassili Grossman (lui aussi russe, mais pas orthodoxe) a situés à Auschwitz.
Film russe et allemand d’Andreï Konchalovsky. Avec Julia Vytsoskaïa, Christian Klauss, Philippe Duquesne (2 h 11). Sur le Web : www.sddistribution.fr/film/paradis/120