Emmanuel Macron visite le musée du Louvre Abou Dhabi, le 8 novembre 2017. / POOL / REUTERS

Chronique Phil’d’actu. Le discours est bien rodé, ses relais médiatiques efficaces. On nous a bien martelé, à l’occasion du voyage d’Emmanuel Macron pour l’inauguration du Louvre Abou Dhabi, un certain nombre de mots-clés : un musée de « sable et de lumière » dans lequel « les cultures dialoguent » pour faire « reculer l’obscurantisme ». Sur le site du nouveau musée, des vidéos publicitaires réduisent le Louvre à une marque de luxe. Dans les monarchies autoritaires, où la population est constamment surveillée et où les journalistes trop curieux peuvent se retrouver dans une salle d’interrogatoire pendant cinquante heures, la France habille, parfume et cultive.

Passons sur les conditions de vie et de travail de ceux qui ont construit la prouesse architecturale de Jean Nouvel, ainsi que sur « la précipitation et la pagaille », dont a parlé Didier Rykner dans un article très détaillé de La Tribune de l’art, que je vous incite fortement à lire. Ce qui m’intéresse ici, c’est d’analyser ce lieu commun de la capacité de l’art à unir les peuples, à œuvrer pour la tolérance et à lutter contre les obscurantismes, notamment religieux, et que le discours de notre président de la République, lors de l’inauguration du musée, le 8 novembre, a parfaitement résumé.

Sous l’autorité de Dostoïevski écrivant que « la beauté sauvera le monde » (mais oubliant de préciser que le livre, d’où cette phrase est extraite, s’intitule L’Idiot), M. Macron a déployé une définition de la beauté comme à la fois immédiatement perceptible (« nous la reconnaissons quand nous la voyons, elle nous frappe en plein cœur quand nous la croisons ») et universelle (« la beauté d’ailleurs est parfois tellement semblable à la nôtre. Elle construit un pont entre les continents (…), entre les générations »). Il a également mis en avant son pouvoir éducatif (« nous allons attraper toute la bêtise du monde et la détruire ici ») et n’a pas manqué, enfin, de dresser un portrait laudatif de la figure de l’artiste : « Tous les artistes ont un point commun (…), ils ont méprisé la bêtise, ils ont défié l’ordre établi, ils ont cru dans la jeunesse, ils ont aimé la liberté plus que tous les privilèges, ils ont cru dans la raison contre l’obscurantisme, ils ont voulu la tolérance et la fraternité. »

La beauté n’est pas universelle

Cependant, rien dans ce discours ne va de soi. Tout d’abord, il est faux de dire que la beauté nous saute aux yeux : qui trouvera beau le Porte-bouteille de Duchamp, dont un exemplaire est exposé à Abou Dhabi, au premier coup d’œil ? La beauté varie selon les époques, les cultures et la sensibilité de chacun. C’est ce qu’a montré, par exemple, le philosophe des Lumières David Hume :

« La beauté n’est pas une qualité inhérente aux choses elles-mêmes, elle existe seulement dans l’esprit qui la contemple, et chaque esprit perçoit une beauté différente. Une personne peut même percevoir de la difformité là où une autre perçoit de la beauté. Et tout individu devrait être d’accord avec son propre sentiment, sans prétendre régler ceux des autres. » (De la norme du goût, 1755.)

Le penseur écossais appelait ainsi « goût » ce jugement qui attribue la valeur de la beauté à un objet. Pourtant, celui-ci n’est pas entièrement subjectif : il dépend de « nombreuses circonstances » comme la concordance entre les jugements (le fait qu’une œuvre soit reconnue généralement comme belle), la finesse de la sensibilité (qui provient, entre autres, de l’habitude de fréquenter des œuvres d’art), le fait de pratiquer soi-même ou non un art, les préjugés que nous avons, les « mœurs et opinions » de l’époque ou du pays. Bref, tous les jugements de goût ne se valent pas, parce que certains sont plus éclairés que d’autres. L’appréciation de la beauté n’est donc pas toujours immédiate, elle dépend d’une éducation de notre sensibilité. Quand M. Macron dit que « la beauté est en soi une éducation », on pourrait lui rétorquer exactement le contraire : c’est l’éducation qui permet d’apprécier la beauté.

Un art hors sol et sans histoire

Ajoutons à présent que ce discours est anhistorique, c’est-à-dire qu’il ne tient absolument pas compte du fait qu’il existe une histoire de l’art, et même une histoire des arts (mais d’après le témoignage de ceux qui ont pu visiter le Louvre Abou Dhabi, cette absence se retrouve aussi dans l’accrochage). Or, cette perte de la dimension historique produit un « art hors sol », déconnecté de son contexte et, par là même, incompréhensible.

La réduction de l’art à la beauté n’est pas si simple. L’œuvre d’art peut remplir une fonction religieuse, technique, symbolique, magique. Les artistes n’ont pas toujours et pas tous cherché à « faire du beau ». Et d’ailleurs, il est complètement faux d’affirmer qu’ils ont tous « défié l’ordre établi » et « aimé la liberté » : nombreux sont ceux qui ont trouvé dans le Prince ou dans l’Etat les commandes nécessaires à leur survie. Léonard de Vinci a travaillé au service de François Ier, David au service de Bonaparte. Nombreux sont ceux qui ont mis leur art au service de la propagande religieuse ou politique. Et comment peut-on affirmer que les artistes ont toujours « aimé la jeunesse », alors même que certains ont vanté la supériorité des Anciens ? Cela n’a tout simplement aucun sens.

Ainsi, ce projet de « musée universel » à Abou Dhabi produit, en réalité, une vision idéologique de l’art. En faisant abstraction des lieux, des époques et des cultures, il vante la globalisation. Et en faisant abstraction des biographies des artistes, il les réduit à une figure quasi mystique : l’individu en lutte contre les forces impersonnelles qui tentent de le réduire au silence ou de le manipuler, le héros à l’américaine qui, seul contre tous, fait triompher le bien contre le mal. En somme, l’artiste devient le symbole du libéralisme, de l’individu à l’origine du progrès grâce à sa liberté d’entreprendre.

L’universalisme n’est pas synonyme de tolérance

L’universalisme n’est, bien sûr, pas la même chose que la globalisation. Mais il est pourtant historiquement et culturellement inscrit. On ne peut laisser de côté son rapport avec la Révolution française, avec la création et l’enrichissement des collections du musée du Louvre. La France, pays des Lumières et des droits de l’homme, se sentait investie de la mission sacrée de faire rayonner l’art et la culture dans le monde entier… même s’il fallait pour cela piller sans vergogne, ou acheter à vil prix en Italie, en Grèce, en Egypte ou ailleurs. Un état d’esprit similaire a justifié la colonisation dans la seconde moitié du XIXe siècle : il était du devoir de la France d’apporter la « civilisation » aux « barbares ». Contrairement à ce qu’on pourrait penser, l’universalisme n’est pas synonyme de tolérance. Et dans ce contexte, parler d’universalisme de la beauté et de l’art dans un pays qui bafoue les principes universels des droits de l’homme frise le mauvais goût.

Enfin, il est permis de douter que l’art « en soi » rapproche les peuples et les individus. L’histoire ne manque pas d’exemple de conflit lié au problème de ce qu’il est possible ou non de représenter : le schisme entre les chrétiens d’Orient et d’Occident au sujet du statut des icônes, le scandale du Déjeuner sur l’herbe de Manet… Et dans un pays comme les Emirats arabes unis, la question de la représentation figurée ou des nus ne peut manquer de faire débat.

Pour conclure, je ne sais pas si ce Louvre Abou Dhabi est seulement une juteuse opération financière, ou un blanc-seing accordé à un Etat autoritaire, ou une excellente opportunité de faire rayonner la culture française dans le monde. Je sais simplement que l’idée d’« art universel » doit être remise en question, que ce n’est pas faire honneur aux artistes que d’en faire les porte-drapeaux d’une idéologie, que ce n’est pas œuvrer pour la tolérance que de tout mélanger. Je crois, aussi, qu’on charge l’art de sauver le monde pour décharger de cette tâche les instances économiques et politiques. Enfin, puisque le Louvre Abou Dhabi a été inauguré trois jours avant le 11 novembre et la commémoration de la fin de la première guerre mondiale, je terminerai en rappelant ce qu’écrivait Stefan Zweig dans Le Monde d’hier en 1941, à savoir que l’art et les progrès techniques et intellectuels n’ont pas empêché deux guerres mondiales et leurs destructions :

« (…) Nous n’avions d’yeux que pour les livres et les tableaux. (…) Les masses se levaient, et nous écrivions et discutions des poèmes. Nous ne voyions pas les signes de feu à la paroi ; (…) nous nous gorgions de tous les mets délicieux de l’art, sans jeter vers l’avenir des regards effrayés. Et ce n’est que des dizaines d’années plus tard, quand toits et murailles s’effondrèrent sur nos têtes, que nous reconnûmes que les fondations étaient depuis longtemps minées et qu’avec le siècle nouveau débutait la ruine de la liberté individuelle. »

Un peu de lecture ?

– David Hume, Essais esthétiques, GF Flammarion, 2000 ;

– Stefan Zweig, Le Monde d’hier, souvenirs d’un Européen, Livre de poche, 1996.

A propos

Thomas Schauder est professeur de philosophie. Il a enseigné en classe de terminale en Alsace et en Haute-Normandie. Il travaille actuellement à l’Institut universitaire européen Rachi, à Troyes (Aube). Il est aussi chroniqueur pour le site Pythagore et Aristoxène sont sur un bateau.

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