Nour, c’est la métaphore « de dizaines, de centaines, de milliers de vies », et notamment celle de la réfugiée syrienne Dana. / The Pixel Hunt

Une forêt, la nuit. Un petit personnage à l’écran évite les rondes des gardes, se cache d’arbre en arbre. Il s’appelle Abdullah. Nous sommes dans un jeu vidéo minimaliste qui a l’air d’être sorti sur Super Nintendo il y a 25 ans. Mais le conflit qu’il raconte, lui, est très actuel. L’objectif pour ce jeune réfugié syrien, c’est de passer la frontière turque. Mais soudain, le joueur relâche son attention et l’envoie marcher sur une mine antipersonnel. Explosion. Ecran noir. Game over.

Une petite vignette vidéo apparaît dans un coin de l’écran. Une personne, en chair et en os, s’adresse au joueur, yeux dans les yeux.

« Oh non mec, tu m’as encore tué ! Pas cool ! »

Le garçon qui s’adresse ici au joueur, c’est le vrai Abdullah Karam, jeune syrien réfugié en Autriche. Path Out (disponible sur la boutique en ligne Steam) raconte son histoire.

Régulièrement, Abdullah commente les actions du joueur, ou lui donne du contexte pour l’aider à comprendre ce qu’il se passe à l’écran. Il y est question de sa famille, des passeurs, des troupes irakiennes ou celles de l’organisation Etat islamique : peu de raisons de s’amuser a priori. Pourtant, Abdullah injecte de l’humour dans son récit, y compris dans ses passages les plus tragiques.

Le jeu, qui se termine en une trentaine de minutes, n’est qu’un premier chapitre, un prototype gratuit, une note d’intention qui s’arrête au moment où Abdullah prend pied en Turquie. D’autres chapitres devraient suivre.

Abdullah Karam n’est pas que le héros du jeu « Path Out ». Il en est également le commentateur. / Causa Creations

Prendre de la distance avec le réel

Florent Maurin n’est pas syrien, pas plus qu’il n’est réfugié. Pourtant, lui aussi a voulu parler de cette réalité. Enterre-moi, mon amour (fruit de la collaboration des studios The Pixel Hunt, Figs et d’ARTE France, sorti le 26 octobre sur Android et iOS) conte ainsi le destin de Nour, syrienne exilée en Allemagne.

Mais parce que cette histoire n’est pas la leur, pas question de prendre ce drame humanitaire aussi légèrement que le fait parfois Abdullah Karam. Ni d’ailleurs de le raconter sans s’appuyer sur des témoignages de première main. Car si Nour est un personnage de fiction, la métaphore « de dizaines, de centaines, de milliers de vies », elle est aussi l’alter ego d’une réfugiée bien réelle, Dana.

« On a choisi de faire une fiction, parce qu’on n’avait pas les moyens de savoir ce qu’étaient devenus l’ensemble des gens concernés, ça nous mettait mal à l’aise. Il a fallu trouver une bonne distance avec le réel. »

Florent Maurin a découvert son histoire en 2015, quand le Monde publie la correspondance que cette migrante entretient avec sa famille avec le logiciel de messagerie instantanée Whatsapp. A la fois journal de bord et journal intime, c’est un témoignage précieux qui décrit une réalité aussi dure qu’il est aisé de s’identifier à ses protagonistes.

« Il y a une proximité, puisque c’est une application dont je me sers aussi au quotidien. Et en même temps, eux le faisaient pour discuter de questions de vie ou de mort, pour décrire une situation qui est à mille lieues de ce que je vis », résume Florent Maurin.

Enterre-moi, mon amour - ARTE
Durée : 01:29

Dans Enterre-moi, mon amour, Dana (qui a validé le projet et chacune de ses lignes de dialogue) devient donc Nour. L’histoire de la famille devient celle, plus condensée, d’un couple. Elle est totalement ancrée dans la réalité, mais a été réécrite par l’auteur, Pierre Corbinais, notamment pour offrir au joueur (qui incarne Madj, le mari resté en Syrie) la possibilité de choisir entre plusieurs dialogues possibles – et d’en assumer les conséquences.

« Plutôt que d’illustrer le jeu avec photos de presse, on a eu recours à l’illustration, pour trouver cette bonne distance avec le réel, avec les gens qui entreprennent ce voyage et qui parfois y perdent la vie », précise d’ailleurs M. Maurin.

Sur la forme, le récit de Dana n’a en revanche pas bougé. « Je n’ai pas vraiment eu le choix », reconnaît celui pour qui le format « messagerie instantanée » donne justement toute sa force au récit.

Contrairement à Path Out, qui revêt les atours d’un jeu vidéo classique, Enterre-moi, mon amour se présente comme un échange de SMS. Il se joue comme on enverrait des textos, en lisant les messages de Nour, en choisissant les réponses de Madj parmi plusieurs choix possibles.

D’après son créateur, jouer à « Enterre-moi, mon amour » n’est pas plus compliqué que d’envoyer un SMS. / The Pixel Hunt

Le joueur partage ainsi les doutes des deux protagonistes, leurs enthousiasmes et leurs peurs, quand Nour ne donne pas de nouvelles pendant des heures.

« C’est compliqué de ranger le jeu dans la même valise que Path Out parce qu’ils ont la même thématique », explique M. Maurin. Il a joué à Path Out (« vachement bien ») et a même rencontré Abdullah Karam. Mais il revendique davantage l’héritage du jeu d’aventure en temps réel Lifeline, ou des romans interactifs de Christine Love. « Notre jeu, c’est d’abord une histoire d’amour. Ça raconte l’histoire de quelqu’un qui ne peut pas aider la personne qu’il aime le plus au monde. »

Confondre le joueur et son avatar

A Normal Lost Phone et Another Lost Phone, deux jeux développés par le studio français Accidental Queens (et sortis respectivement en janvier et septembre 2017 sur PC, iOS et Android), ne sont pas des jeux sur la guerre. Ils parlent de mal-être adolescent, de drame personnel.

Mais si ses conflits sont intimes, ils s’ancrent tout autant dans le réel. Et ce n’est sans doute pas un hasard s’ils utilisent aussi les codes des smartphones et des messageries instantanées.

Le concept de ces deux jeux vidéo : glisser entre les mains du joueur des téléphones virtuels, avec leurs applications, leurs photos, leurs textos… A sa charge d’en retrouver les propriétaires.

Le diptyque Lost Phone fait appel sans en avoir l’air à des mécaniques classiques du jeu vidéo. Par exemple, trouver un mot de passe dans un mail qui permettra d’accéder à un site de rencontre dans l’historique duquel on retrouvera le contact d’un homme, etc. « A la façon d’une escape room virtuelle », compare Miryam Houali, cofondatrice des Accidental Queens.

Une astuce de mise en scène qui sert la narration : en quelques mots, et grâce aux différences de niveau de langage, un tel dispositif permet d’en dire long sur les rapports entre deux protagonistes. C’est aussi un moyen de faire se confondre le joueur et son avatar, par souci d’immersion. « Dans les jeux Lost Phone, il n’y a pas d’avatar fictif, explique Mme Houali. Les joueurs sont amenés à se jouer eux-mêmes, et le téléphone simulé du jeu prend la place de leur vrai téléphone. »

L’interface d’« Another Lost Phone » est immédiatement compréhensible. / Accidental Queens

Mais surtout, avec leur interface familière, immédiatement compréhensible, les Lost Phone permettent de s’affranchir, selon Mme Houali, « de la période d’apprentissage des contrôles et de l’environnement propre au média ». La grammaire ludique d’Enterre-moi, mon amour est elle aussi volontairement éloignée des canons du genre. Elle ne teste pas la dextérité du joueur ni ses réflexes, ne lui demande pas de viser un score record (« même s’il y a dix-neuf fins différentes, dont certaines que tout le monde s’accordera à voir comme mauvaises », rappelle Florent Maurin).

« Si des gens disent que les jeux vidéo ne sont pas pour eux, c’est parce qu’ils n’ont pas encore mis la main sur un jeu qui pourrait les intéresser. Tu as déjà envoyé un SMS ? Tu peux jouer à “Enterre-moi, mon amour”. »

Un moyen de n’en interdire l’accès à personne. Avec l’idée de toucher un nouveau public pour pouvoir s’offrir le luxe de raconter de nouvelles histoires, plus riches, plus complexes, plus contemporaines, sur la guerre ou l’amour, sur le fait de se trouver ou de perdre l’autre.

« C’est un type de jeu qui est ancré dans notre époque, se félicite Mme Houali. Raconter des histoires à travers des extraits de conversations par messagerie instantanée pourrait être l’équivalent au XIXe siècle du roman épistolaire. »