Pourquoi les djihadistes s’attaquent aux musulmans soufis
Pourquoi les djihadistes s’attaquent aux musulmans soufis
Par Ghalia Kadiri
Depuis des années, les symboles et lieux saints de différentes confréries soufies, du Pakistan à l’Egypte en passant par le Mali, sont la cible d’extrémistes religieux.
L’attaque qui a fait plus de 300 morts dans une mosquée soufie lors de la prière du vendredi, le 24 novembre dans le Sinaï, a soulevé de nombreuses questions sur ce courant mystique de l’islam. Si la tuerie n’a pas été revendiquée, les experts soupçonnent l’organisation Etat islamique (EI) d’en être l’auteur.
Depuis plus d’un an, la communauté soufie est dans le viseur de la branche locale de l’EI dans cette région d’Egypte en proie aux violences. Mais pas seulement. Les groupes djihadistes ont multiplié ces dernières années les attaques contre les sanctuaires et les adeptes des ordres soufis au Pakistan, en Afghanistan, en Syrie mais aussi en Afrique, où le courant est largement répandu.
Qu’est-ce que le soufisme ?
Le soufisme, en arabe tasawuf (« initiation »), est une démarche spirituelle considérée comme ésotérique au sein de l’islam, dans laquelle les fidèles cherchent à atteindre la fusion avec Dieu. « C’est d’abord de l’introspection. On ne laisse aucune place à l’ego, le nafs », explique Eric Geoffroy, islamologue et spécialiste du soufisme. Apparue dès l’aube de l’islam, puis structurée en tariqa (confréries) à partir du XIe siècle par des maîtres spirituels (cheikh), la voie soufie s’est propagée dans l’ensemble du monde musulman, d’Asie centrale au Maghreb, en passant par l’Inde, la Turquie et le continent africain. Selon les pays et les cultures, les adeptes du courant, rassemblés dans des zaouia (édifices religieux), pratiquent des séances de récitation (dhikr), des cercles de prière, des chants (sama’a) et des danses (hadra) afin d’accéder à un état supérieur et cheminer vers Dieu. Parmi ces rites, la fête du Mawlid, qui commémore la naissance du prophète Mahomet, est l’une des plus importantes chez les soufis.
Considéré comme un courant quiétiste, discret et initialement apolitique – certaines grandes confréries se sont politisées au fil du temps –, le soufisme est difficilement chiffrable. Et même s’ils ne sont pas membres des confréries, beaucoup de musulmans sont toutefois très imprégnés de la culture soufie, qui prend des formes très diverses.
En Afrique, où le soufisme s’est-il implanté ?
Les confréries soufies ont connu un développement important dans l’ensemble de l’Afrique islamisée : en Egypte, au Maghreb et dans l’Afrique soudano-sahélienne. « Au Sénégal, au nord du Nigeria ainsi que dans des pays d’Afrique de l’Est comme le Soudan, la Somalie, l’Ethiopie et le Kenya, le soufisme est structuré avec des confréries plus ou moins puissantes, affirme Jean-Louis Triaud, historien de l’islam en Afrique. Dans le reste de l’Afrique subsaharienne, ce sont davantage des communautés et des associations autour de l’imam de la mosquée. »
Deux confréries puissantes ont participé au rayonnement du soufisme sur le continent : la Qadiriyya, née à Bagdad au XIe siècle et diffusée à travers le Sahara jusqu’au Mali, et, à partir du XVIIIe siècle, la Tidjaniyya. Cette dernière, prosélyte, s’étend du Maghreb au Soudan. Très courtisée par les politiques, la confrérie tidjane a un poids considérable au Sénégal, où le soufisme a créé « un Etat dans l’Etat », précise M. Triaud. Mais c’est à Fès que réside le tombeau de son fondateur, Ahmed Tidjani. Devenu un lieu de pèlerinage très fréquenté par les fidèles subsahariens, le Maroc voit le soufisme comme un enjeu symbolique pour la diplomatie spirituelle sur le continent et de la lutte contre le fanatisme.
Quelles autres attaques ont visé les soufis en Afrique ?
En 2012, les membres d’Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI) ont détruit les mausolées de saints musulmans à Tombouctou. Surnommée la Cité des 333 saints, la ville malienne est un grand centre intellectuel de l’islam. Ses dizaines de milliers de manuscrits, dont certains remontaient au XIIe siècle, et d’autres de l’ère pré-islamique, ont également été détruites.
Moins médiatisées, d’autres attaques ont visé l’Afrique de l’Est. En Somalie, les islamistes somaliens Chabab ont anéanti de nombreux mausolées de mystiques soufis dont la mémoire était vénérée par les populations locales.
Pourquoi les djihadistes s’en prennent-ils aux soufis ?
Le soufisme, réputé pour sa pratique tolérante de l’islam, est traditionnellement opposé aux courants littéralistes. « Le modèle de l’idéologie extrémiste, essentiellement wahhabite, est une forme de mondialisation de la religion. Les extrémistes ont les mêmes comportements, les mêmes costumes : ils portent la barbe, le voile, etc. Tout cela doit être formaté car ils considèrent que l’islam est le même partout. Or le soufisme s’adapte à chaque lieu, chaque culture, chaque temps aussi. Il n’est pas figé, contrairement à l’idéologie littéraliste, qui a l’obsession de vivre comme à l’époque du prophète », analyse l’anthropologue marocain Faouzi Skali, l’un des plus grands spécialistes du soufisme.
Attachés à une lecture littérale du Coran, les tenants de l’islam radical voient dans les enseignements soufis des dérives idolâtres. Leurs rituels pour se rapprocher de Dieu, y compris la fête du Mawlid, sont perçus par les extrémistes comme des « innovations » (bida’a) hérétiques. « La haine s’est sans doute cristallisée à un moment historique : l’arrivée du wahhabisme au XVIIIe siècle, qui a fini par donner une lecture de l’islam littéraliste et exclusiviste. On parle de salafisme, de djihadisme, mais les racines ne sont rien d’autre que le wahhabisme. Ce littéralisme exacerbé a fini par donner lieu à une idéologie “takfiriste”, c’est-à-dire que tous ceux qui ne sont pas sur cette ligne sont considérés comme en dehors de l’islam. »
Si le conflit idéologique remonte à plusieurs siècles, les attaques contre les adeptes du soufisme et leurs symboles ont particulièrement marqué ces dernières années. « Le wahhabisme était relativement limité, mais le pacte de Quincy signé entre Franklin D. Roosevelt et le roi Ibn Saoud en 1945, garantissant la protection de l’Arabie saoudite, a permis au wahhabisme de s’étendre, y compris en Afrique, qui avait connu jusqu’alors un islam pacifique à travers les confréries soufies. Au final, on se retrouve dans une sorte de guerre contre l’héritage de l’islam traditionnel lui-même. On dit que les musulmans sont les premières victimes du terrorisme, mais pas seulement sous forme d’attentats : c’est une guerre idéologique qui frappe la religion en son cœur », regrette M. Skali.
Le contexte local joue-t-il un rôle ?
Au-delà du combat religieux, les attaques contre les soufis sont liées à des enjeux politiques et économiques propres à chaque pays. Dans le Sinaï, la confrérie Jarirya, qui a été visée par l’attaque du 24 novembre, est reconnue par le Conseil supérieur des ordres soufis d’Egypte. « C’est le seul pays qui dispose d’un conseil de ce type, étroitement lié au pouvoir égyptien. Donc, en touchant les soufis, ils touchent le pouvoir central », explique Eric Geoffroy.
Quant au Mali, où la France intervient militairement depuis 2013, des experts interprètent la démolition des symboles soufis comme une volonté de mener une guerre contre l’Occident, alors que celui-ci s’appuie sur certaines confréries pour lutter contre l’islam radical. « Dans ces pays, les soufis sont parfois vus comme des agents des pouvoirs occidentaux qui sont là pour détruire l’islam », reconnaît M. Geoffroy. La destruction des trésors de Tombouctou, autrefois détenus par les grandes familles de la ville, aurait permis aux djihadistes d’asseoir leur pouvoir. « Les soufis sont la cible la plus facile car, une fois que les confréries sont battues, c’est beaucoup plus facile d’exercer le contrôle. En Somalie, par exemple, quand les Chabab s’emparent d’une zone, ils détruisent les lieux de culte, changent la façon dont les écoles coraniques fonctionnent, obligent les récitations du Coran sur le mode saoudien [wahabite] et arrêtent toutes les célébrations soufies », indique Roland Marchal, chercheur au Centre d’études et de recherches internationales (CERI) de Sciences Po.
Les attaques restent ainsi fortement liées aux rapports de forces locaux. « Tout dépend du contexte, s’il y a une élection en cours par exemple. Il y a aussi une dimension économique : au Sénégal, on sait que la confrérie soufie des mourides cherche à étendre sa puissance économique. Donc, même si la grande tendance revient à opposer soufisme et wahabbisme, c’est beaucoup plus complexe que cela », conclut l’historien Jean-Louis Triaud.