De la Picardie à Alep, comment du sucre français a servi à faire des roquettes pour l’EI
De la Picardie à Alep, comment du sucre français a servi à faire des roquettes pour l’EI
Par Big Browser
Des dizaines de tonnes de sorbitol, issues des entrepôts du groupe Tereos, ont servi à la fabrication d’armes. Le « JDD » a raconté cet improbable trajet.
Des dizaines de tonnes de sucre, fabriquées dans une usine française, découvertes dans des hangars de fabrication d’armes artisanales de l’organisation Etat islamique (EI) en Irak. Le Journal du dimanche (JDD) a raconté, en détail, l’improbable trajet de cette substance : sa vente légale mais aussi la contrebande qui a défié tous les radars, puis son utilisation méthodique, presque industrielle, par le groupe terroriste pour fabriquer les armes qui serviront lors des plus grandes batailles des deux dernières années en Syrie et en Irak.
Le journal s’est appuyé sur les travaux, à paraître le 20 décembre, du Conflict Armament Research (CAR), une ONG qui surveille les mouvements d’armes et de munitions dans le monde et les répertorie dans une basse de données financée par l’Union européenne.
Ce qui a intéressé l’agence était le sorbitol, « un ingrédient trouvé par quantités colossales dans les dépôts de munitions de Daech ». Un mélange de sorbitol et de nitrate de potassium est suffisant pour fabriquer du carburant pour des roquettes.
Une production massive et bureaucratisée
Sur YouTube, on peut trouver des démonstrations en tapant « candy rockets », littéralement roquettes en sucre. Il faut en moyenne un kilo de sorbitol pour lancer un engin sur une centaine de mètres.
La production de roquettes de l’EI, lorsque cette organisation contrôlait une bonne partie du territoire de l’Irak, avait beau être artisanale, elle était massive et bureaucratisée. Lors de leur fuite, les djihadistes ont laissé « au moins 78 tonnes » de sorbitol, découvertes depuis 2016 par le CAR près des villes de Mossoul et Tal Afar.
Or, écrit le JDD, « sans aucun doute, ce sorbitol arrive de France (…) Au fil du temps, nous avons reconstitué le scénario du road trip qui avait rendu ces livraisons possibles » :
- Point de départ : la Picardie. A Nesle (Somme) se situe un site de production de Tereos, le premier producteur de sucre français et troisième mondial connue pour ses marques Béghin Say et La Perruche. Les sacs de 25 kilos retrouvés dans les entrepôts de l’EI portaient cette adresse et le logo de Tereos. Contactée par le JDD, Tereos n’a pas cherché à démentir ou minimiser l’affaire. « Nous n’aurions pas pu imaginer qu’un produit aussi courant, utilisé pour fabriquer des chewing-gums ou du dentifrice, aurait pu finir dans cette région pour être utilisé par l'Etat islamique. Cette histoire a bouleversé toute notre entreprise », a dit son directeur de la communication, Gérard Benedetti.
- « Deux cargaisons au moins » passent par le port belge d’Anvers en mai 2015 et sont envoyées au port de Gebze, en Turquie.
- Le client de Tereos en Turquie est l’entreprise Sinerji, avec qui existe un accord de distribution depuis une dizaine d’années. Selon les documents retrouvés par le JDD, un homme d’affaires turc rachète la cargaison et, entre août 2015 et janvier 2016, « a organisé le transport du sorbitol à travers tout le pays » et notamment vers Gaziantep, métropole à une cinquantaine de kilomètres de la frontière syrienne.
- Gaziantep était devenue, avant les défaites militaires de l’EI, une base arrière des djihadistes pour faire entrer des hommes et de la contrebande. Les dizaines de tonnes de sorbitol y ont transité entre septembre et décembre 2015 par le poste frontalier d’Oncupinar, vers les quartiers nord d’Alep, puis vers l’Irak. Sans même parler de la porosité de la frontière, le transport en soi de la substance n’a rien d’illégal car elle ne fait pas l’objet d’un embargo.
« Ainsi, de manière inédite, cet Etat autoproclamé a industrialisé le recours au terrorisme en apportant le plus grand soin à ses besoins logistiques. Une méconnaissance de ce fonctionnement a pu faciliter son développement », conclut le JDD.
Sur son site, CAR livre d’autres détails de cette industrialisation dans ses anciens rapports. Elle ne se limite pas au sucre français. Elle est globalisée, allant de précurseurs chimiques obtenus en Turquie, en Belgique, au Brésil ou en Roumanie, des détonateurs en Inde ou au Liban, des antennes-relais au Japon et des téléphones au Vietnam et en Finlande.