L’avis du « Monde » – à voir

Entre le moment où l’on a découvert Lucky, au festival South By Southwest en mars, à Austin (Texas), puis à Locarno en août, et la sortie du film, Harry Dean Stanton est mort, le 15 septembre. Si bien que le premier long-métrage en tant que réalisateur de l’acteur John Carroll Lynch peut se voir comme le mausolée de son acteur prin­cipal. Il serait injuste de réduire Lucky à cette dimension funèbre. Certes, la caméra s’attache aux pas parfois hésitants d’un nonagénaire à qui tout, et chacun, rappelle sa mortelle condition. Mais Harry Dean Stanton prouve, avec cette économie de moyens que l’on découvrit lors de la présen­tation de Paris, Texas à Cannes, en 1984, que l’on peut vivre in­tensément au seuil du trépas.

Lucky vit seul, dans une maison à l’écart d’une petite ville plantée dans un désert indéfini (Arizona, Nouveau Mexique ?). Sa discipline quotidienne est faite de yoga, de cigarettes (plus d’une cinquantaine par jour) et de la pratique publique d’une misanthropie feinte. Sur son parcours journalier, tout le monde – le patron du diner où il prend son petit déjeuner, l’épicière, le barman et les clients de son établissement – se prête au jeu. Si Lucky affiche son dégoût des conversations oiseuses, c’est pour mieux discuter de cet avis avec ses amis et connaissances.

Lire la critique (au Festival de Locarno) : « Lucky », élégie pour Harry Dean Stanton

John Carroll Lynch, qui a joué pour Scorsese, les Coen ou Fincher, a pu mobiliser quelques-uns de ses collègues pour donner chair à cette galerie de personnages. ­David Lynch (simple homonymie) interprète un vieux monsieur distingué désespéré par la fugue de sa tortue familière ; Ed Begley Jr, un médecin émerveillé par l’impunité dont jouit le système respiratoire de Lucky.

Les souvenirs remontent

Harry Dean Stanton porte le film bien au-delà de la comédie villageoise. Le scénario – écrit par deux acteurs, Logan Sparks et Drago ­Sumonja, dont le premier fut l’assistant de Stanton sur le tournage de la série Big Love – puise dans la biographie de l’interprète d’Alien, le huitième passager (1979) et de Repo Man (1984) : son enfance dans le Kentucky, sa guerre dans le Pacifique… Quand les souvenirs remontent, Stanton fait passer sur son visage le vertige qui vient lorsque l’on contemple l’abîme du temps. Et quand Lucky chante une ranchera mexicaine en castillan devant les invités d’une fête d’anniversaire, il retrouve instantanément sa place parmi les vivants, quand bien même est-il prêt à la céder d’un instant à l’autre.

On ne sait ce qu’il adviendra de la carrière de réalisateur de John Carroll Lynch, qui s’est ici mis entièrement au service de son interprète principal. Il a de toute façon trouvé une place éminente dans la filmographie de Harry Dean Stanton, dernier d’une file où l’on trouve Ridley Scott, Wim Wenders ou Terry Gilliam, gardien de la mémoire d’une grande figure américaine.

LUCKY - Bande annonce
Durée : 01:31

Film américain de John Carroll Lynch. Avec Harry Dean Stanton, David Lynch, Ed Begley Jr, Tom Skerrit (1 h 28). Sur le Web : www.luckythefilm.com, www.kmbofilms.com/lucky et www.magpicturesinternational.com/lucky