« L’Usine de rien » : des lendemains qui déchantent
« L’Usine de rien » : des lendemains qui déchantent
Par Mathieu Macheret
Le réalisateur portugais Pedro Pinho raconte le combat d’un groupe d’ouvriers pour sauver leur usine.
Alors qu’un nouveau volet de la saga Star Wars s’apprête à faire main basse sur le box-office, il faut saluer la sortie courageuse, la même semaine, de L’Usine de rien, qui apparaît comme son exact opposé sur la carte du cinéma, en réactivant l’hypothèse d’un cinéma politique, ancré dans la réalité sociale, perclus de questionnements critiques, sans omettre de fondre le tout dans un récit accessible et une forme ouverte.
Le film s’inscrit dans une longue série de prototypes inclassables auxquels le cinéma d’auteur portugais, sans doute le plus inventif d’Europe, donne régulièrement naissance. Issu d’un processus de gestation long de six ans, le projet fut d’abord envisagé comme l’adaptation d’une comédie musicale pour enfants, puis réinvesti par le collectif Terratreme, réunion de jeunes producteurs et réalisateurs portugais autour de projets sur mesure, pour aboutir à cette vaste fresque de presque trois heures sur une classe ouvrière confrontée au désintérêt du capital et désormais contrainte de s’inventer un nouveau destin.
Le « lendemain » de la lutte
Le récit s’ouvre sur une situation effarante : en pleine nuit, dans la banlieue industrielle de Lisbonne, un groupe d’ouvriers d’une fabrique d’ascenseurs surprend l’enlèvement de ses machines et s’y oppose vigoureusement. Le lendemain, ils découvrent leur usine en partie vidée de son matériel, devant une patronne débarquant le sourire aux lèvres pour leur déverser un laïus hypocrite. Un discours – concurrence, compétitivité, coût du travail, délocalisation, restructuration, etc. – qui vise surtout à enrober l’arrivée de deux nouveaux cadres censés faire le sale boulot, c’est-à-dire liquider la main-d’œuvre en obtenant d’elle des accords de licenciement.
Mais les ouvriers ne l’entendent pas de cette oreille et, hormis quelques lâcheurs, refusent l’accord en bloc, défendent bec et ongles leurs emplois, s’organisent et tiennent le piquet de grève. Plus important : ils discutent entre eux, débattent, s’engueulent, réfléchissent. Les mois s’écoulant, il ne reste bientôt plus aucun responsable pour leur tenir tête, ni même un siège social auquel s’adresser. Ils se retrouvent seuls entre les quatre murs d’une industrie sans capitaine.
Le plus beau, dans ce premier long-métrage du jeune Pedro Pinho – réalisé avec la complicité de Joao Matos, Leonor Noivo, Luisa Homem et Tiago Hespanha –, c’est qu’il ne s’en tient ni au seul constat social ni même au scénario d’une lutte contre le système. En montrant comment le rapport de classes est désormais subtilisé par un capital volatil, le film décrit un mouvement plus large, s’intéressant au « lendemain » de la lutte, à ce moment où il s’agit de repenser sa position dans le monde et de s’autodéterminer hors des cadres établis.
Rémanences historiques
Et après ? C’est la très belle question qu’il nous pose, et qui va peu à peu conduire notre groupe d’ouvriers sur la voie ardue de l’autogestion. Avant cela, il faudra en passer par plusieurs phases : l’attente, le désespoir, l’inertie, la colère, l’épuisement, puis la reconquête d’une vitalité. Le film tire alors dans toutes les directions. A travers le personnage de Zé, jeune ouvrier et leader d’un groupe de punk rock, il explore les répercussions intimes de la situation : faire l’amour, élever son enfant, jouer de la musique n’ont plus exactement la même évidence. Son combat palpite même de certaines rémanences historiques, notamment lorsque son père emmène Zé déterrer des fusils ayant servi la dernière fois pour la « révolution des œillets ».
Le film, tourné dans le décor d’une usine qui connut elle-même une expérience d’autogestion à l’issue de la révolution, avec un casting en partie composé de véritables ouvriers, se gonfle de toutes ces dimensions qui font de l’indépendance une aventure empirique, par nature incertaine. Il convainc d’ailleurs moins dès lors qu’il se pique de théoriser la situation, à travers les apparitions d’un groupe d’intellectuels polyglottes qui se répandent en commentaires politiques.
L’un d’eux, Arlindo, venu d’Argentine, s’impose comme le metteur en scène du renouveau de l’usine, mis en abyme comme un spectacle de comédie musicale (sans doute des traces du projet d’origine). En fantasmant ainsi une jonction arbitraire entre intellectuels et main-d’œuvre, L’Usine de rien perd alors de sa densité. L’ensemble n’en brille pas moins par son constant effort dialectique, celui de dépasser les apories du présent en effectuant, à l’aveugle, un saut périlleux vers l’avenir. C’est-à-dire dans le vide.
L'Usine de rien de Pedro Pinho - Au cinéma le 13 décembre
Durée : 01:36
Film collectif portugais réalisé par Pedro Pinho. Avec José Smith Vargas, Carla Galvao, Njamy Uolo Sebastiao, Joachim Bichana Martins (2 h 57). Sur le Web : www.meteore-films.fr/distribution-films/usine-de-rien-a-fabrica-de-nada-pedro-pinho