Abidjan, novembre 2016. / ISSOUF SANOGO/AFP

« Ne dites rien à nos voisins : on leur fait croire qu’on ouvre un restaurant libanais ! » Le message, inscrit en gros sur une énorme bâche rouge recouvrant un petit immeuble en travaux, ne passe pas inaperçu. En cette mi-décembre, il fait même sourire, sur la rue des Jardins, célèbre artère coquette et commerçante d’Abidjan, la capitale économique ivoirienne. Cela fait quelques semaines déjà que Burger King, la célèbre enseigne américaine de restauration rapide, a décidé d’annoncer l’ouverture de son nouveau restaurant par cette publicité osée. Burger King ou plutôt, Servair, la filiale de restauration aérienne d’Air France qui détient la licence exclusive de la marque américaine en Côte d’Ivoire – mais aussi au Kenya depuis 2016 et bientôt au Ghana.

Depuis l’ouverture de son premier restaurant en décembre 2015, dans le centre commercial Playce (lui-même une coproduction française des groupes CFAO et Carrefour), Servair a opéré un démarrage en trombe. En deux ans, sept « BK » ont été ouverts à Abidjan. Commune résidentielle de Cocody, principaux centres commerciaux, quartier d’affaires et aéroport : le quadrillage de la ville est bel et bien en marche.

Urbanisation et la congestion des villes

« La société ivoirienne est au rendez-vous, déclare Marc Deurenne, directeur chargé du développement de Burger King chez Servair. En 2017, nous avons vendu 500 000 tickets, soit près de 900 000 repas, à Abidjan, alors même que certains restaurants ont ouvert en cours d’année. » Résultat : un chiffre d’affaires 2017 annoncé de près de 6 millions d’euros. L’entreprise qui prépare l’ouverture de nouveaux restaurants prévoit de « dépasser allègrement » le million de tickets en 2018 à Abidjan. « Pour se lancer dans ce genre de business, il faut avoir une vision globale et à long terme. Car si l’investissement de départ est colossal, le retour sur investissement est assez long, plus de quinze ans, explique Claude Deorestis, directeur général adjoint Europe, Afrique et Moyen-Orient de Servair.

Avec la fin, en 2011, de la décennie de crise politico-militaire, un taux de croissance d’environ 8 %, l’émergence visible d’une classe moyenne, l’arrivée de multinationales, d’institutions régionales et de leurs cohortes d’expatriés, la Côte d’Ivoire fait aujourd’hui fantasmer nombre d’acteurs mondiaux de la restauration rapide. La chaîne française de boulangerie et restauration rapide Paul, installée dans le pays en 2013, y possède aujourd’hui quatre établissements. Ces dernières années ont vu aussi débarquer des spécialistes du poulet pané, tels que le dubaïote Chicking et la chaîne Tweat du pétrolier français Total, mais aussi nombre de bars à sushis.

Le développement de ces fast-foods est aussi soutenu par celui des plateformes d’e-commerce spécialisées dans la livraison, telles que Jumia Food, qui appartient à Africa Internet Group (AIG). « Le fast-food réunit tout le monde à Abidjan, les Ivoiriens, les Libanais, les Français, le travailleur de la semaine, qui n’a pas beaucoup de temps et mange au bureau, comme la famille en week-end », explique Nadia Dosh, directrice pays de Jumia Food à Abidjan, dont 50 % des commandes en ligne concernent aujourd’hui la restauration rapide. Elle nuance toutefois : « Même s’ils apprécient ce petit bout d’Amérique qui vient à eux à travers le fast-food, les Ivoiriens restent très attachés aux plats locaux. Ce qui explique souvent les pics de commandes chez nous, ce sont les embouteillages monstres ou la pluie, qui décourage les uns et les autres de sortir. Donc plus qu’une occidentalisation aveugle des goûts, ce sont surtout l’urbanisation et la congestion des villes qui expliquent ce boom. »

Attaché à la nourriture ivoirienne, Seïbou Koné, l’est. Pour aller en cours, cet étudiant en médecine de 25 ans, passe tous les jours devant le Burger King de Cocody. Il n’y a pourtant jamais mis les pieds : « C’est pour les boss et les enfants de boss ce genre d’endroit ! » Il ne connaît pas les prix et éclate de rire lorsqu’on les lui dévoile. « Avec ça, je peux manger mon garba [plat populaire à base de semoule de manioc et de poisson] pendant une semaine ! » Un menu chez BK à Abidjan coûte entre 6 000 à 7 000 francs CFA (9 à 10,50 euros). Des prix supérieurs à ceux pratiqués à Paris et même New York qui s’expliquent selon les dirigeants de l’entreprise par l’importation de certains ingrédients. Dans son système de franchise, la marque américaine impose ses normes. Le bœuf et le pain utilisés aujourd’hui chez BK en Côte d’Ivoire, par exemple, viennent d’Europe, produits par des entreprises certifiées par la marque. « Notre objectif est de trouver à terme des industriels locaux capables de nous approvisionner en frites, en bœuf ou en poulet prêt à cuire, explique Gonzague Strauss, responsable marketing pour la restauration publique de Servair. Mais être habilité par la marque prend du temps. »

« On ne se laissera pas faire »

Reste que pour un pays où le salaire minimum s’élève à 60 000 francs CFA (91 euros), dépenser 7 000 francs CFA pour un repas individuel est, pour la grande majorité de la population, réservé aux jours de fête. Et cela, Pierre Antoine Flis, patron d’Aklé, le restaurant fast-food attenant au nouveau Burger King de la rue des Jardins, l’a bien compris. Le Franco-Ivoirien de 30 ans propose donc des menus de 3 500 à 5 000 francs CFA. « Il y a un énorme potentiel pour le fast-food ici, mais il faut être flexible, avoir une gamme de prix très large, pour jongler avec les différentes catégories sociales. L’arrivée de nouveaux acteurs tels que Burger King nous amène à ajuster notre stratégie et à nous démarquer. » Face à l’arrivée du géant américain, la concurrence s’organise : prix, service, carte de fidélisation, goût. C’est le cas de Jean Colatrella, qui vient d’ouvrir en plein Plateau, le quartier d’affaires d’Abidjan, le Maka Maka, où chacun peut choisir les ingrédients de sa salade ou de son burger. « Burger King importe un modèle étranger. Nous, on part des produits locaux pour proposer de nouveaux concepts et participer à l’économie ivoirienne », explique le Français de 28 ans. Pain burger pimenté, pain patate douce, poulet local, jus de fruits pressés, le tout présenté dans un décor très parisien.

De quoi faire douter le combo BK-Servair ? Visiblement pas puisque ce dernier semble peu à peu ajuster le tir, en sortant depuis quelques semaines une gamme « petits prix » à 1 500 francs CFA, en prévoyant l’ouverture de nouveaux restaurants dans des communes plus populaires d’Abidjan d’ici à 2019. « On n’a pas leur puissance financière et marketing, mais nous sommes là depuis plusieurs années déjà et on ne se laissera pas faire », sourit Pierre-Antoine Flis d’Aklé. Plutôt claire, la réponse du voisin de pallier.