L’aide militaire fournie aux rebelles syriens a indirectement contribué à armer l’EI
L’aide militaire fournie aux rebelles syriens a indirectement contribué à armer l’EI
Par Madjid Zerrouky, Benjamin Barthe (Beyrouth, correspondant)
Un rapport montre que l’organisation djihadiste a récupéré du matériel livré aux groupes anti-Assad par les Etats-Unis et l’Arabie saoudite.
Armes et munitions de l’EI saisies par les forces irakiennes, en septembre 2016. / Khalid Mohammed / AP
Trois ans d’enquête de terrain entre Kobané, en Syrie, et Bagdad, en Irak, 40 000 pièces récupérées sur les lignes de front et soigneusement analysées, des dizaines de contrats d’achat et d’exportation passés au crible : le rapport sur les armes de l’organisation Etat islamique (EI), publié jeudi 14 décembre par l’ONG Conflict Armament Research (CAR), est l’étude la plus complète produite à ce jour sur ce sujet aussi explosif que complexe.
Il fait la lumière sur les filières d’approvisionnement souvent tortueuses mises en place par l’organisation djihadiste, via la Turquie en particulier, pour constituer et entretenir son arsenal. Il démontre qu’au-delà des saisies réalisées dans les stocks des armées syrienne et irakienne, l’EI est parvenu à récupérer beaucoup d’armes fournies aux groupes rebelles syriens par leurs parrains étrangers, notamment les Etats-Unis et l’Arabie saoudite. Il révèle enfin que ces livraisons ont été effectuées quasi systématiquement en violation des accords conclus avec les pays où ces armes ont été produites – principalement des Etats d’Europe de l’est – qui incluaient une clause de non-réexportation.
« L’introduction de matériel militaire dans le conflit syrien par des parties étrangères (…) a permis indirectement à l’EI d’obtenir des quantités substantielles de munitions anti-blindage », affirme le rapport. « Ce matériel inclut des armes anti-tank dotées de systèmes de guidage et diverses variétés de roquettes munies de charges tandem, destinées à détruire des blindages modernes réactifs. Ces équipements continuent de poser une menace significative pour l’ensemble des troupes mobilisées contre les forces de l’Etat islamique », poursuivent les auteurs.
Trésor de guerre
Les enquêteurs de CAR ont pu travailler sur le terrain grâce à leurs contacts au sein des YPG (Unités de protection du peuple), les paramilitaires kurdes syriens, ainsi qu’au sein des forces du Kurdistan irakien et de l’armée irakienne, qui constituent le gros des troupes ayant combattu les djihadistes au sol. La presque totalité (90 %) du matériel de guerre saisi par ces forces sur la ligne de front ou dans les entrepôts de l’EI et que le personnel de CAR a pu expertiser a été fabriquée dans les pays de l’ex-pacte de Varsovie (Russie et Etats d’Europe de l’est) et en Chine.
Cette prévalence s’explique d’abord par le fait que l’arsenal de l’EI a été constitué en grande partie de matériel pillé dans les bases des armées syrienne et irakienne, largement approvisionnées par ces deux pays. Fin 2014, selon des documents de l’EI, étudiés par Le Monde, celui-ci disposait de 170 chars russes (T55 et T72) : 60 provenant de l’ex-armée irakienne et 110 de l’ex-armée syrienne.
Lors de sa prise de Mossoul, en juin 2014, l’organisation au drapeau noir a mis la main sur un véritable trésor de guerre, de quoi équiper de pied en cap 30 000 hommes. Autre exemple : lorsque l’armée syrienne a évacué Palmyre en décembre 2016, les soldats du califat ont récupéré derrière elles 26 chars, 13 pièces d’artillerie et 5 systèmes sol-air de défense aérienne. Six mois plus tôt, à la suite d’une offensive ratée des forces loyalistes en direction de Tabqa, ils s’étaient emparés d’une dizaine de chars.
Parallèlement à cette manne préexistante, l’EI a su détourner à son profit une partie du flot d’armes introduit en Syrie par les soutiens de la rébellion syrienne. Grâce aux numéros de série relevés sur les pièces auxquelles ils ont eu accès, les experts de CAR sont parvenus à retracer une partie du circuit suivi par ces armes : de leur fabrication, dans une usine de Bulgarie ou de Roumanie par exemple, à leur exportation vers les Etats-Unis ou l’Arabie Saoudite, puis leur livraison à des formations rebelles syriennes, et leur réapparition, pour des raisons inexpliquées, du côté de l’EI.
« Très souvent le cas »
Dans un cas précis – un lanceur de roquettes anti-tank de type 9M111MB-1 ATGW – le rapport affirme que seulement deux mois se sont écoulés entre son achat en Bulgarie par les Etats-Unis, en décembre 2015, et sa saisie dans un stock de l’EI, à Ramadi en Irak, en février 2016. Le rapport signale, photo à l’appui, qu’une batterie anti-char portative du même genre, portant un numéro de lot similaire et un numéro de série proche, a été utilisée en décembre 2016 par une unité rebelle syrienne, Jaysh Al-Nasr. Une même remarque est faite concernant une autre formation anti-Assad, The New Syrian Army.
Spécialiste du conflit syrien, Charles Lister, chercheur au Middle East Institute, réfute l’idée que ces deux groupes, engagés dans un combat frontal avec l’EI, aient pu délibérément transférer ces armes à leur ennemi. Il plaide pour la thèse d’une simple capture sur le champ de bataille. « C’est le lot de toutes les guerres », selon lui, qu’une portion de l’assistance fournie par un acteur extérieur soit saisie par un belligérant auquel elle n’était pas destinée. Selon ses propres calculs, seuls 2 % des fameux missiles anti-tanks BGM-71 TOW, fournis par la CIA aux rebelles syriens, qui ont causé beaucoup de dégâts à l’armée syrienne, ont été détournés par d’autres groupes.
Sollicité par Le Monde, Damien Spleeters, l’un des auteurs du rapport, affirme que CAR n’a pas trouvé trace de TOW dans les stocks de l’EI. « Le rapport n’affirme pas qu’il y a collusion entre les rebelles et l’EI tout en n’excluant pas non plus cette hypothèse, dit-il. Il démontre simplement que des armes livrées par des parties extérieures à la région ont fini par tomber dans les mains de leurs ennemis, comme c’est très souvent le cas » dans les situations de guerre civile, avec de multiples intervenants. Le rapport n’élucide pas les circonstances qui ont conduit à ce que les djihadistes prennent possession de ce matériel. « C’est une chose sur laquelle nous espérons pouvoir enquêter dans le futur », confie M. Spleeters.