Il était une fois Mamadou Ndiaye, le Sénégalais qui guérissait Roubaix et au-delà
Il était une fois Mamadou Ndiaye, le Sénégalais qui guérissait Roubaix et au-delà
Par Hermann Boko (contributeur Le Monde Afrique)
L’histoire romanesque de ce chiropracteur à succès durant trois décennies a ressurgi avec la découverte d’un vitrail à son effigie dans un dépôt-vente.
Mamadou Ndiaye a délivré 54 000 attestations médicales au cours de sa carrière à Roubaix. / NORD ECLAIR/MAXPPP
C’est une pièce hautement symbolique pour les habitants de Roubaix, dans le nord de la France, qu’a acquis, pour 150 euros, le musée local La Piscine début octobre. Un vitrail de 60 cm de haut sur 45 cm de large à l’effigie de Mamadou Ndiaye, un guérisseur sénégalais disparu en 1985 et dont la renommée s’était étendue jusqu’en Belgique entre les années 1960 et 1980. « Plus que la valeur de l’œuvre, c’est l’histoire de ce personnage romanesque qui nous a intéressés », confie Bruno Gaudichon, le conservateur du musée.
L’œuvre, en parfait état, figure, outre Mamadou Ndiaye en costume cravate, un drapeau du Sénégal et un baobab en arrière-plan. Elle a été trouvée fortuitement dans un dépôt-vente par Germain Hirselj, 34 ans, régisseur de musée et administrateur de la Société des amis de La Piscine. Au bas du vitrail conçu tel un ex-voto, on lit la dédicace suivante, signée la « Marquise » : « Au cher Monsieur Mamadou qui m’a sauvé la vie. » Un vrai hommage à ce chiropracteur non diplômé qui avait l’art de guérir miraculeusement les douleurs des vertèbres. « Je connais vaguement l’histoire de Mamadou. Mais mon père l’a connu et a même eu affaire à lui pour de grosses douleurs dans le dos. Mamadou a été un quelqu’un de très populaire ici », explique Germain Hirselj.
C’est Agnès Sinko, une habitante de la commune voisine de Wattrelos, qui a possédé l’œuvre pendant trente-deux ans, avant de l’abandonner à un brocanteur. Elle l’avait achetée, ainsi que trois autres portraits, lors de la vente aux enchères des affaires de Mamadou Ndiaye à la mort de celui-ci. « Il avait soulagé mon mari après un tour de reins. Puis, quelques années plus tard, il a eu une entorse. Les médecins lui ont dit qu’il ne pourrait plus marcher normalement… Et là encore, Mamadou l’a soulagé », a-t-elle confié au quotidien local La Voix du Nord.
L’un des tout premiers Africains de la ville
Né en 1909 à Diourbel, au Sénégal, Mamadou Ndiaye s’installe à Roubaix en décembre 1931, au quartier du Pile, après avoir travaillé pendant neuf ans comme moussaillon à bord de navires de la marine marchande. A cette époque, le Sénégal est encore une colonie française et l’immigration est surtout polonaise. « Au moment où Mamadou Ndiaye s’installe à Roubaix, il n’y avait pas encore beaucoup de Noirs. On peut dire qu’il fait partie des premiers Africains de la ville », explique Bruno Gaudichon.
Alors âgé de 22 ans, Mamadou Ndiaye apprend très rapidement le français auprès d’un missionnaire à Tourcoing, avant de se convertir à la boxe en suivant des cours au centre régional d’éducation physique à Roubaix. Il fonde dans les années 1950 le Boxing Club colonial de Roubaix. Dans le même temps, il se découvre un talent de guérisseur et exerce la chiropractie, une pratique manuelle non conventionnelle qui traite les douleurs vertébrales.
« D’un geste de la main, Mamadou vous remettait les vertèbres en place », raconte Germain Hirslej. Le bouche-à-oreille faisant son effet, il sera très vite repéré par un grand nombre de patients insatisfaits des soins prescrits par les praticiens reconnus. « Il avait une très bonne connaissance de l’anatomie, sûrement parce qu’il pratiquait la boxe. Et ce qui était surprenant, même les médecins orientaient vers Mamadou Ndiaye quand ils étaient dépassés par les problèmes d’un patient », ajoute Bruno Gaudichon.
Mamadou Ndiaye s’installe 22, place Carnot, où il ouvre un cabinet de guérisseur, sans autorisation. Sa réputation grandit. Des patients belges viennent se faire soigner chez lui. « Ma grand-mère, qui habite depuis très longtemps le quartier du Pile, se souvient des nombreux véhicules belges qui se garaient sur la place », confie Germain Hirslej.
En plein procès, il soigne la greffière
Mais son succès suscite l’ire de l’ordre des médecins, qui porte plainte pour exercice illégal de la profession. Mamadou Ndiaye est cité vingt-deux fois en justice. Son dernier procès, en 1967, devant la sixième chambre correctionnelle du tribunal de grande instance de Lille, sera retentissant. Comme le note un article du quotidien local Nord Eclair du 19 avril 1967, près de 300 clients de Mamadou Ndiaye venus « de la Sarthe, de Paris et surtout de Belgique viennent l’encourager ». A la date du procès, le guérisseur a déjà délivré près de 23 000 attestations médicales.
Pendant l’audience, les témoignages en sa faveur s’enchaînent. Un médecin affirme avoir conseillé à des patients d’aller chercher l’apaisement chez Mamadou Ndiaye. Un prêtre s’est fait soigner chez lui par quatre fois en quinze ans. L’accusé lui-même finit de convaincre les juges en guérissant sur place la greffière qui éprouve de terribles douleurs au dos. L’avocat qui assure sa défense, le sénateur André Diligent (qui deviendra en 1983 maire de Roubaix), peut être satisfait : le tribunal le condamne à une peine symbolique de 2 000 francs avec sursis et lui rend son matériel, contrairement aux sanctions prévues par la loi.
« C’est assez paradoxal. On lui interdit d’exercer la profession mais on lui rend son matériel. C’était une manière implicite de dire : tu peux continuer, mais soit plus discret », pense Bruno Gaudichon. Le guérisseur continuera d’exercer jusqu’à sa disparition, en 1985, à 75 ans. Il aurait délivré en tout 54 000 attestations médicales.
Une tombe entretenue par des Belges
Depuis la découverte du vitrail et son annonce dans la presse locale, les souvenirs enfouis ont refait surface. La page Facebook du musée est remplie de témoignages : « Mamadou a guéri mon beau-père vers 1967 à Roubaix. On en parle encore dans la famille », révèle Brigitte ; « Je me souviens qu’il a redressé le pied d’une petite fille en la mettant sur ses épaules », raconte Frania. Au cimetière de la ville, une famille belge a repris la concession funéraire pour entretenir sa tombe, laissée à l’abandon, Mamadou Ndiaye n’ayant pas laissé de descendance malgré son mariage en 1951 avec Alice Viane, une employée de banque qui avait juré de l’épouser s’il parvenait à soulager ses douleurs.
Pour La Piscine – qui, hasard de l’histoire, porte aussi le nom de Musée d’art et d’industrie André-Diligent –, la découverte de cette œuvre ne pouvait pas mieux tomber. Le musée est en pleine extension pour mieux exposer l’histoire contemporaine de Roubaix, jadis fleuron de l’industrie textile. « Nous n’avons pas d’œuvres liées à l’histoire de l’immigration, surtout africaine. Du coup, ce vitrail va à la fois représenter Mamadou Ndiaye et ce principe même de l’immigration à Roubaix », affirme le conservateur. Mais il faudra attendre octobre 2018, date de la fin des travaux du musée, pour que le public ait accès à ce portrait qui recèle encore son lot de mystères : on ne sait toujours pas qui est cette « Marquise » qui l’a offert à Mamadou Ndiaye.
Le message qui figure sur le vitrail représentant Mamadou Ndiaye est signé « La Marquise », mais on ne sait pas de qui il s’agit. / Anonyme/La Piscine