Le président tunisien Béji Caid Essebsi (à gauche) et le dirigeant du parti islamiste  Rached Ghanouchi à Carthage, le 13 juillet 2016. / FETHI BELAID / AFP

La mise en garde est cinglante et solennelle. Un appel à « défendre le pays, la Constitution et les libertés » a été lancé dimanche 17 décembre à Tunis, à l’occasion du septième anniversaire du déclenchement de la révolution à Sidi-Bouzid, par 250 démocrates tunisiens. Ils fustigent l’« offensive antidémocratique » en cours, selon eux, contre les acquis de la transition post-2011. Ce document, signé par des intellectuels, militants associatifs, enseignants ou membres de professions libérales, révèle une crispation du débat politique en Tunisie, alors que se renforce l’impression générale d’un retour à des pratiques de l’ancien régime de Zine El-Abidine Ben Ali.

Parmi les signataires figurent notamment Souhayr Belhassen, présidente d’honneur de la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH), MokhtarTrifi, ancien président de la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH), Amor Safraoui, président de la Coordination nationale indépendante pour la justice transitionnelle, Messaoud Romdhani, président du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), le cinéaste Hichem Ben Ammar, et les historiennes Kmar Bendana et Sophie Bessis.

« Les anciens réseaux se sont réorganisés »

« Sept ans après le déclenchement de la révolution, ce sont les groupes affairistes et mafieux qui apparaissent comme les principaux bénéficiaires du renversement de l’ancien régime, dénonce le texte. Aucune des revendications essentielles de la population n’a reçu le moindre début de satisfaction. Le fossé séparant la Tunisie de l’intérieur de la Tunisie du littoral ne s’est pas réduit ; la société rurale continue de souffrir d’un rapport structurellement inégal avec la société urbaine. Les habitants des ceintures des grandes villes restent enfoncés dans leur marginalisation. »

Les signataires de l’appel s’en prennent particulièrement au maintien en place du système qu’avaient pourtant souhaité réformer les acteurs du « Printemps » tunisien. « La chute de Ben Ali n’a pas entraîné la chute de son système économique, écrivent les auteurs du texte. Les anciens réseaux se sont réorganisés, puis ont repris leur expansion, gangrenant l’administration, la justice et les médias, sans oublier les partis politiques. Les gouvernements qui se sont succédé depuis 2011 se sont tous dérobés devant la nécessité d’engager un combat frontal contre la corruption et les privilèges. »

Ils critiquent sévèrement le tandem formé par les deux hommes forts du pays, le chef de l’État Béji Caïd Essebsi, ancien ministre d’Habib Bourguiba et élu président de la République en 2014, et Rached Ghanouchi, président du parti islamiste Ennahda. Sous leurs auspices, une coalition gouvernementale s’est formée début 2015 entre Nidaa Tounès (le parti fondé par M. Essebsi) et Ennahda. Cette coalition était censée prolonger le consensus manifesté lors de l’adoption en janvier 2014 d’une Constitution louée comme la plus progressiste du monde arabe.

« La nouvelle Constitution et les nouvelles marges de liberté représentaient des acquis précieux, un tremplin pour passer à la démocratie réelle, soulignent les auteurs du texte. Ce sont ces acquis qui sont aujourd’hui gravement menacés par Béji Caïd Essebsi et Rached Ghanouchi, son allié direct dans les mauvais coups qui se préparent contre la Tunisie et sa démocratie naissante. »

« Le devoir de résistance ne relève pas que de l’opposition »

Les signataires notent que « l’offensive antidémocratique et réactionnaire s’est accélérée à la fin de l’été 2017 ». Ils relèvent en particulier que « le président de la République s’en est pris violemment à la Constitution [le 7 septembre dans un entretien à la presse locale] et au régime parlementaire ». « Il a mis en cause les institutions indépendantes, ajoutent-ils, et il s’est livré à un véritable plaidoyer pour le retour du présidentialisme et l’obtention des pleins pouvoirs ». Les auteurs de l’appel reprochent également au gouvernement de Youssef Chahed, remanié en septembre, de compter « plus de la moitié de ministres issus de l’ancien RCD » [Rassemblement constitutionnel démocratique, l’ex-parti unique sous Ben Ali]. « Point d’orgue de l’offensive, le 13 septembre, les élus Nidaa Tounès et Ennahda ont voté la loi dite de réconciliation administrative, qui arrête les poursuites pour cause de corruption impliquant des responsables de l’époque Ben Ali ».

« Nous disposons à présent d’adversaires précisément identifiés, sur lesquels plus personne de bonne foi ne peut nourrir la moindre illusion, concluent les auteurs de l’appel. Nous pouvons par conséquent nous rassembler contre eux, combattre leur projet rétrograde et le mettre en échec. Le devoir de résistance ne relève pas des seuls partis d’opposition, il concerne toutes les Tunisiennes et tous les Tunisiens attachés à leur pays et à leurs libertés, conquises au prix du sang des jeunes générations. »

Ce texte marque-t-il le début d’une remobilisation des milieux démocrates tunisiens qui, après la double élection législative et présidentielle de 2014, avaient plutôt quitté l’arène militante ? Il révèle en tout cas une montée du ressentiment, voire de l’exaspération, contre les jeux de la classe dirigeante.