« I Am Not a Witch » : Shula, la petite sorcière en cage
« I Am Not a Witch » : Shula, la petite sorcière en cage
Par Isabelle Regnier
La réalisatrice zambienne Rungano Nyoni met en scène avec grâce une enfance bafouée.
Un beau film, qui révèle le talent d’une cinéaste inconnue en même temps qu’il fait surgir un nouveau pays sur la carte du cinéma, l’événement est aussi rare qu’émouvant. Premier long-métrage de Rungano Nyoni, réalisatrice zambienne résidant au Portugal après avoir passé une bonne partie de sa jeunesse au Pays de Galles, I Am Not a Witch fut pour cette raison même une des belles sensations de la dernière Quinzaine des réalisateurs, à Cannes. Auteure d’une série de courts-métrages qui lui ont valu de nombreux de prix, passée par la Cinéfondation, la jeune femme, 35 ans, est aussi comédienne. Elle dit avoir appris le cinéma en autodidacte, et la singulière liberté de son film en témoigne.
I Am Not a Witch est une histoire de sorcières dans la Zambie d’aujourd’hui. Une tentative très réussie, mise en scène avec beaucoup de grâce, de poésie, d’inscrire une forme de conte dans la réalité d’une Afrique contemporaine, mondialisée, pleinement en prise avec la modernité. Le film s’ouvre sur un groupe de Blancs en safari-photo, qui s’arrête devant un zoo humain où sont parquées des femmes vêtues d’un uniforme bleu. Les touristes interrogent leur guide sur le statut de ces personnes, leur dangerosité supposée. Ils prennent des photos et puis s’en vont. De l’autre côté de la grille, les femmes restent silencieuses. Ce sont des sorcières.
Présence magnétique
Qu’est-ce qu’une sorcière ? La suite du film va le montrer en s’attachant à la petite Shula, fillette de 9 ans dont le regard immense, l’expression sidérée, la présence intense, vont littéralement magnétiser le film. Shula est là. Seule, sans attaches. Pas de parents, pas de famille. Possiblement en état de choc. Cette enfant sauvage qui n’a pas de place dans l’ordre social, à qui les villageois ont tôt fait d’attribuer des pouvoirs maléfiques, se voit confiée à un édile mielleux, le responsable de la « gestion » des sorcières.
Une cérémonie est organisée. Shula a le choix entre s’enfuir dans la brousse et devenir une « chèvre », ou embrasser l’état de sorcière, l’uniforme qui va avec et le long ruban blanc qui le relie à une bobine de fil géante, en signe de sa servitude. Posé en ces termes, le choix n’en est pas vraiment un. Une vie parmi les humains, même en laisse, paraît préférable à une vie de chèvre. Shula choisit d’intégrer la communauté des femmes en bleu.
Officiellement sorcière, la petite fille est vite appelée, au nom des pouvoirs occultes qu’on lui prête, à rendre la justice. Vêtue d’une splendide parure, posée sur une estrade, la voilà sommée de désigner, parmi la dizaine de suspects rassemblés devant elle, le coupable d’un vol de téléphone. Shula cherche. Rien ne vient. Elle demande un téléphone et appelle ses amies les vieilles sorcières. Tandis que les hommes attendent son verdict, elle écoute ce qu’on lui hurle à l’oreille : « C’est le plus noir ! », « Celui qui regarde ses pieds ! », « Non ! c’est celui qui regarde en l’air ! »… Investie dans son rôle avec ce sérieux absolu que peuvent avoir les enfants quand ils jouent, elle finit par en choisir un, qui va bien sûr hurler son innocence.
Un mélange de solennité et de comique colore ainsi tout le film, à des dosages variables. Le pari était risqué, mais il est réussi, et la magie tient à cet équilibre subtil. Méditation sur la servitude volontaire et sur la liberté, évocation de la condition des femmes dans les sociétés patriarcales africaines, telle qu’elle participe d’un système plus vaste de domination et de corruption à tous les étages, I Am Not a Witch conjugue les registres allégorique et fantasmagorique d’une peinture réaliste de la société zambienne, et évite ainsi les écueils du film à sujet, du pathos, de la dénonciation programmatique…
Dans cette aventure absurde qui la conduit jusque sur un plateau de télévision où son tuteur vient vanter, pour mieux les vendre, les propriétés surnaturelles des œufs qu’elle aurait touchés, Shula tente de comprendre les règles du jeu, de voir comment elle pourrait en tirer son épingle. Elle joue sa partie, en somme, jusqu’à ce que sa condition d’animal en cage lui saute à la figure.
Saisissant avec amour les vagues d’effroi, de sidération, de joie, de désespoir, qui glissent sur ses yeux, la caméra la filme avec une tendresse infinie. C’est ainsi, par cette émotion brute jaillissant sur l’écran, que le film touche juste. Le scandale de la condition de ces femmes arrachées au monde, stigmatisées à vie, mises au service d’un pouvoir grotesque, le scandale de l’enfance bafouée, qu’incarne tout à la fois Shula, s’impriment sur son beau visage comme ce tatouage qu’on lui fait sur le front au début du film. La puissance de la fable est à la mesure de cette absolue simplicité.
I Am Not A Witch Trailer | Film4
Durée : 02:04
Film zambien de Rungano Nyoni. Avec Margaret Mulubwa, Henry B.J. Phiri, Nancy Mulilo (1 h 34). Sur le Web : distrib.pyramidefilms.com/pyramide-distribution-catalogue/i-am-not-a-witch.html