La fièvre typhoïde, fléau des Amériques ?
La fièvre typhoïde, fléau des Amériques ?
Par Fabien Goubet (Le Temps)
Le débat scientifique est toujours ouvert sur le responsable des graves épidémies ayant frappé les populations d’Amérique centrale après l’arrivée des Espagnols au XVIe siècle.
Des Amérindiens malades de la variole au XVIe siècle, représentés dans le Codex de Florence. / Wikipédia.
On l’appelle cocoliztli, « peste » en langage nahuatl. Moins connue que la funeste peste noire européenne, elle est pourtant l’une des épidémies les plus dévastatrices que l’humanité ait subies. Lorsque, en 1519, Hernan Cortes et ses conquistadores ont foulé pour la première fois le sol de l’empire aztèque, dans l’actuel Mexique, la population indigène comptait environ 22 millions d’individus. A la fin du XVIe siècle, seules 2 millions de personnes avaient survécu aux diverses épidémies, soit un effondrement de près de 90 % dû en grande partie au cocoliztli.
Quels sont les coupables ? Il est établi que les Aztèques souffraient déjà d’une épidémie de variole lorsque les Espagnols les envahirent. Mais les deux plus grands pics de cocoliztli du XVIe siècle survinrent plus tard, en 1545 puis en 1576. S’agissait-il du virus de la rougeole, de la variole, voire de bactéries responsables du typhus ? Et d’où venait le pathogène ? D’Europe, ou bien était-il endémique du Nouveau Monde ? Les scientifiques s’écharpent depuis longtemps sur ces questions.
Et si c’était la fièvre typhoïde qui avait fait tant de victimes ? Une nouvelle étude publiée le 15 janvier dans Nature Ecology & Evolution va dans ce sens. Les auteurs y relatent la découverte, dans des restes humains ayant appartenu à des Mixtèques inhumés lors de la flambée de 1545, d’ADN de la bactérie Salmonella enterica, connue pour provoquer cette maladie, mortelle à l’époque.
Généticiens en renfort
Des généticiens de l’Institut Max-Planck pour les sciences de l’histoire humaine à Iéna, en Allemagne, sont venus prêter main-forte aux archéologues et aux historiens. Ils ont pu analyser l’ADN prélevé dans la pulpe dentaire de 29 individus enterrés sur le site de Teposcolula-Yucundaa, au nord-ouest de la ville d’Oaxaca. Ce site est doublement intéressant : non seulement les sépultures (principalement des fosses communes) sont les seules officiellement liées au cocoliztli de 1545 mais, de plus, la ville initialement bâtie au sommet d’une montagne a été abandonnée après l’épidémie et reconstruite dans la vallée, si bien que la plupart des tombes sont demeurées intactes jusqu’à leur ouverture, entre 2004 et 2010.
Les généticiens emmenés par Ashild Vagene ont utilisé une nouvelle méthode d’analyse bio-informatique de l’ADN. Plutôt que d’examiner, dans leur échantillon, la présence de tel ou tel ADN bactérien, un organisme à la fois (ce qui demande beaucoup de temps et de puissance informatique), ils ont eu recours à un nouveau programme capable de balayer l’ensemble des 2 700 bactéries suspectes en une seule fois. Ils ont ainsi mis en évidence la présence de l’ADN de la bactérie Salmonella enterica chez 10 des individus exhumés.
Poursuivant les travaux, les auteurs ont également pu reconstruire le génome entier de la bactérie et ont constaté qu’il s’agissait d’une salmonelle de sérotype Paratyphi C, responsable des fièvres typhoïdes. Il s’agit, d’après l’Institut Max-Planck, « de la première preuve moléculaire d’infection par cette bactérie à partir de vestiges du Nouveau Monde ».
Virus ou bactérie ?
Mais gare aux conclusions hâtives. Une autre théorie, échafaudée en 2006 par Rodolfo Acuna-Soto, de l’Institut national mexicain d’anthropologie et d’histoire à Mexico, propose que le cocoliztli soit en fait une fièvre hémorragique déclenchée par un virus (comme la maladie liée au virus Ebola) et antérieure à la conquête. Parmi ses arguments, le fait que les symptômes décrits par les témoins (un fléau ravageur tuant en quelques jours après de terribles fièvres, une langue noire, une urine verdâtre et des saignements par tous les orifices, comme le décrivit le médecin royal espagnol Francisco Hernandez dans un récit qui prête toutefois à caution), ne correspondent à aucune des maladies connues à l’époque en Europe. « Notre étude ne peut prouver l’absence de virus, reconnaît Alexander Herbig, un des auteurs de l’étude parue cette semaine. L’ARN viral étant moins stable [que l’ADN bactérien], on ne peut donc pas écarter que des personnes étaient infectées par un virus en plus de S. Paratyphi C. »
Virus ou bactérie, on ne sait donc pas très bien qui est le coupable. Ni d’où il vient, d’ailleurs. Les historiens ont longtemps suggéré que les Européens l’auraient amené avec eux, et transmis à des Aztèques dépourvus de défense immunitaire contre l’infection. Pour Rodolfo Acuna-Soto, le virus était déjà là, et n’attendait que des conditions propices pour sévir. Selon lui, les pluies diluviennes de 1545 et 1576 auraient contribué à l’explosion des populations de rats, qu’il imagine comme vecteurs de la maladie.
Quant à Salmonella enterica, les auteurs ne savent pas s’il s’agit d’une souche endémique. Mais ils comptent comparer son ADN avec celui d’une autre salmonelle, retrouvée dans une tombe norvégienne datant de 1200, soit trois siècles avant la conquête du Mexique. « Si les génomes sont similaires, cela pourrait confirmer l’hypothèse que la maladie vient d’Europe », estime Alexander Herbig.
Il ne fait plus aucun doute que les Aztèques, Mixtèques, Tarrasques et autres Totonaques ont péri de terribles épidémies, évidemment favorisées par les traitements inhumains infligés par les Espagnols. Il reste toutefois matière à débattre quant à la nature exacte de la maladie qui les a condamnés à disparaître.