Au tribunal de Nanterre, une affaire d’esclavage moderne jugée sans prévenue
Au tribunal de Nanterre, une affaire d’esclavage moderne jugée sans prévenue
Par Feriel Alouti
Astan K. avait 13 ans lorsqu’une cousine éloignée l’a fait venir du Mali avant d’en faire son esclave. Quinze mois avec sursis ont été requis à l’encontre de la prévenue. Le jugement sera rendu le 19 février.
Malgré onze années de procédure judiciaire et une âpre bataille pour obtenir un procès, Astan K. n’aura finalement pas d’autre réponse que celles contenues dans le dossier d’instruction. Seule face à la barre du tribunal correctionnel de Nanterre, elle s’est replongée, lundi 22 janvier, dans son histoire sans pouvoir croiser le regard de Tenin D., une quinquagénaire jugée pour aide au séjour irrégulier, travail dissimulé et soumission d’un mineur à des conditions de travail et d’hébergement indignes.
Certains ont vu dans cette absence un ultime pied de nez à une adolescente qui rêvait d’une « vie meilleure », d’autres, l’espoir que l’affaire soit une nouvelle fois renvoyée. Mais il n’en fut rien. Pendant près de deux heures, la présidente, dans l’incapacité de faire réagir la prévenue ou son avocat – également absent –, a dû piocher dans les multiples témoignages récoltés pendant l’enquête et dans le récit de la plaignante pour se forger une opinion, et dérouler le fil d’une histoire commencée au Mali.
Astan K. avait 13 ans lorsqu’elle a rencontré, en août 2000, Tenin D. lors d’un mariage. Cette cousine éloignée, à l’époque enceinte de son quatrième enfant, propose au père d’Astan d’accueillir sa fille en France. « Je devais faire des études et m’occuper des enfants de temps en temps. Je lui ai fait confiance », souffle la jeune femme, toute vêtue de noir à l’exception d’une paire de socquettes blanches.
Deux semaines plus tard, elle prend l’avion, et arrive en France « tard dans la nuit ». A son réveil dans un trois-pièces de Châtenay-Malabry (Hauts-de-Seine), elle partage le petit déjeuner avec cette famille recomposée qu’elle découvre. Fatiguée par le voyage, elle veut se reposer mais sa cousine éloignée lui lance : « Ici, on ne s’assoit pas, on travaille. » Et, confisque son passeport.
« Deux douches par semaine »
Face à la barre, Astan K. raconte avec force et détails un quotidien fait de corvées et de maltraitance, sans être jamais rémunérée. Elle décrit ces journées qui débutent dès 6 h 30 avec le passage du balai et de la serpillière tout en veillant à « ne réveiller personne », puis la préparation du petit déjeuner pour les six enfants. C’est uniquement « s’il y a des restes » et « quand tout le monde a terminé » que l’adolescente peut prendre le sien. Le reste de la journée, elle doit aller chercher les enfants à l’école, faire le ménage et s’occuper du repas.
Quand le soir arrive, Astan K. dort dans la salle à manger, « sur un matelas en mousse et sans draps ». « Parfois, quand elle me punissait, je passais deux jours sans manger. » Elle a le droit à « deux douches par semaine », et doit demander la permission pour aller aux toilettes. Le nez plongé dans le dossier, la présidente évoque aussi les coups de canne et de fil électrique que sa cousine « gardait autour du coup comme un collier ». Elle mentionne les « nombreuses cicatrices » repérées sur ses bras et ses jambes, notamment celle de « 25 cm » découverte sur son omoplate gauche, bien que les preuves n’aient pas été suffisantes pour renvoyer Tenin D. pour violences.
« Elle me terrorisait »
Lors de son audition devant le juge d’instruction, Tenin D. a eu réponse à tout. Si, à son arrivée en France, Astan K. n’a pas été inscrite à l’école, c’est parce que son père préférait la marier plutôt que l’éduquer. Son passeport, elle ne lui a pas retiré, elle se l’est « fait voler ». Quant aux repas, l’adolescente ne les partageait pas avec la famille parce qu’elle n’arrivait pas « à tenir une cuillère ». « Est-ce vrai ? », ose demander la présidente. « C’est pas vrai ! C’est pas comme si… », tente-t-elle de répondre avant d’éclater en sanglots. Puis, elle se reprend et lance dans un long soupir : « Elle me terrorisait, cette femme. »
A tel point qu’elle ne s’est jamais plainte. Même lorsqu’elle s’est retrouvée seule avec une travailleuse sociale qui accompagnait Tenin D., partiellement handicapée par une maladie. « Elle m’avait dit que si je parlais à quelqu’un, je serais renvoyée au pays ou en prison », tente d’expliquer la jeune femme, un temps sans papiers.
« Une capacité de résilience »
Il aura finalement fallu une énième punition pour que naisse un espoir. Ce jour-là, Tenin D. chasse la jeune fille de chez elle. Un voisin, ancien policier, la croise et tente de la faire parler, sans succès. Il décide de se rendre au commissariat pour faire un signalement. « Quand les policiers sont venus, elle m’a cachée dans une pièce. » Echaudée par l’épisode, la « cousine » l’autorise à prendre des cours d’alphabétisation. Elle y rencontre Junior, un garçon d’origine congolaise. Elle se confie. Et trouve, en 2005, la force de fuir. Un an plus tard, avec l’aide du Comité contre l’esclavage moderne, partie civile lors du procès, Astan K. décide de déposer plainte.
Dans cette affaire « hors norme par le délai entre les faits et l’audience », le procureur a dénoncé une situation incontestable de « travail forcé », et requis à l’encontre de la prévenue quinze mois avec sursis et 6 000 euros d’amende.
Aujourd’hui âgée de 31 ans, Astan K. est mariée et mère de deux enfants. Elle a également obtenu la nationalité française, et travaille dans une crèche. Face à un tel chemin parcouru, la présidente n’a pas manqué de saluer sa « capacité de résilience », avant de lui demander si elle connaissait ce mot. « Oui », a-t-elle timidement répondu. Le jugement sera rendu le 19 février.